Roman, pp 50-51


  Mais croire que la vie de Marcel était une vie perdue, dénuée de sens, c’était sous-estimer l’harmonie et l’unité secrète de ce monde où chaque être a sa place. Pourquoi le bon Allah a-t-il créé les mouches ? Blasphéma en son temps un khalife sanguinaire de la dynastie des Omeyades, irrité par les attaques incessantes d’une mouche insolente, alors qu’il était allongé dans son palais par une douce nuit d’été. La mouche, habile et audacieuse, ne lui épargnait ni narine, ni oreille, ni orteil. Il finit par convoquer son plus grand savant. Les gardes l’arrachèrent à son télescope et à ses œuvres d’astronomie, et le balancèrent devant le khalife. Ce dernier, l’œil rouge de colère, lui dit : « Toi qui prétends savoir tout sur tout, dis-moi, si tu veux garder ta tête sur tes épaules : Pourquoi Allah a-t-il créé les mouches ? » Le savant, qui d’ailleurs ne prétendait rien du tout, remarqua la mouche qui se posait sans cesse sur la tête du khalife et se moquait éperdument de ses gesticulations grossières, et répondit lentement : « Mon Khalife, Allah a créé les mouches pour humilier les tyrans ! ».

  Cette unité secrète du monde, où chaque être, même le plus misérable et le plus impuissant a son rôle, mit la chambre de Rima en face de celle de Marcel. Ils se croisaient tous les soirs pendant un an. Marcel l’appelait sa fille et elle l’appelait Marcel. Il lui souhaitait une bonne nuit avec plein de beaux rêves, et elle lui faisait un sourire qui l’enlevait à la dure réalité pendant un bref moment. Un soir, Rima ne croisa pas Marcel mais trouva un mot de lui sous sa porte :

 « Ma fille,
 J’ai quitté l’usine ce matin avec quelques sous. J’ai acheté avec un fonds de commerce pour en faire un magasin de fleurs. Mais j’ai si peu d’ouïe pour entendre les demandes des clients, et si peu de doigts pour faire leurs bouquets. Veux-tu venir travailler avec moi ? »

  C’est ainsi que Rima devint la fleuriste de la porte des lilas. Et quand quelques années plus tard, Marcel rejoignit son village dans l’autre monde en lui léguant le magasin, son passage terrestre prit toute sa mesure et son ampleur. En effet, Marcel ne lui avait pas seulement légué un bien matériel, il lui avait aussi préparé le terrain à l’extraordinaire, une porte par laquelle le hasard, maître des dés, allait livrer son coup de maître.