En exergue à ce texte sans titre, une phrase de Nietzsche : « Il y a l’art pour ne pas mourir de la vérité. »

Mon propos concerne la fiction. Dans une société qui bouge, dont les valeurs basculent, et où foisonnent les discours, comment écrire des histoires ? J’allais dire : comment « encore » écrire des histoires ?

Qui disait pour écrire un bon livre, il fallait trois conditions : la première était une bonne histoire, la deuxième une bonne histoire et la troisième une bonne histoire ? A voir la pléthore de matériau qui nous assaille, rien n’est« a priori » plus simple que d’assembler des éléments et de construire sa bonne histoire. Mais les pléthores ne sont pas toujours fécondes.

Je voudrais esquisser ce difficile passage de  l’évènement à la fiction. A trop témoigner on raconte mal. Il est banal de dire que le témoignage n’est pas transcription des faits mais re-création. A partir d’un réel vécu, il s’agit de construire un autre réel : un « sur-réel. » Non pas le fait, brut et dur, qui envahit nos ondes, nous emplit jusqu’à plus soif, mais un autre qui se lève en nous, lorsque le premier a atteint un seuil de réactance. Or le seuil est changeant, souvent imprévisible pour l’être, lui-même. Nul ne sait à quel moment il sera en mesure d’écrire,à partir de l’événement traversé. Le temps d’attente dépend des territoires intérieurs que l’évènement a fait bouger. Plus le séisme ressenti est fort, plus longue sera l’attente.

En vérité, de quoi témoignons, à travers ces histoires que nous écrivons ? De nous-mêmes ? Le roman est tout sauf un miroir, et puis les mots brouillent l’image. De l’événement, dans ce cas ? Nous n’avons pas la froide logique des essayistes qui déshabillent le réel jusqu’à la moelle et l’examinent sans complaisance… A vrai dire, nos textes sont témoins d’un objet étrange, à mi-chemin entre être et vécu et où se heurtent des ingrédients de nature si éloignée qu’ils s’opposent très vite. Comment les faire tenir ensemble ? Il est là un mystère qui explique sans doute, pourquoi il est si difficile d’écrire une bonne histoire, qu’il s’agisse d’un texte ou de la vie. Pourtant, le mystère suppose un pré requis ; il faut que l’événement intègre les vies, les vôtres, la mienne… que je l’inscrive dans mon calendrier vaccinal, qu’il devienne mon affaire, géographie intime, entre moi et moi.

Permettez-moi de vous soumettre une image, celle du papier recyclé ; sa production me paraît proche de celle du travail de fiction. Dans les deux cas, il y a «  transsubstantiation. » Ce texte qui se construit, ces êtres, entre les pages, qui tentent de vivre, que font-ils sinon répondre à une série d’événements dans lesquels ils ont été placés, qu’ils n’ont pas toujours choisi. Au fil des jours, nous cheminons tous avec des non-choix.

Dans le vacarme qui m’environne, je discerne un minuscule refrain. A travers les silhouettes mêlées, un homme vêtu d’un manteau gris s’éloigne ; je le suis du regard. Pourquoi cet homme, pourquoi le refrain? Parce que c’était lui, parce que c’était moi ? Plus simplement parce qu’à ce moment là, il me fallait écrire et que j’ai vu un manteau gris.

L’homme quitte les rues animées, va vers des faubourgs où rien ne se passe. De plates ruelles, des vies que le temps a oublié… par ici, certains ne savent pas qu’on a fait la révolution. L’homme continue de marcher, s’enfonce dans un quartier noyé d’ombres ; il est définitivement hors-sujet...ma logique se perd, mon malaise s’accroît, c’est là que le travail commence. Délaissant l’évidence des rues où il est bien vu de déambuler, j’entreprends de le suivre.

Sur une place déserte, le voici qui hésite : prendre la droite ou la gauche, ou alors rebrousser chemin et réintégrer la grand place aux bannières où sévit l’indignation, et où les convictions font rage. Là bas, il est facile de se perdre. On ne se perd jamais aussi bien que dans les rues passantes où passe tout et n’importe quoi.

Pourtant l’homme renâcle, courbe le dos et reprend sa marche. Il est temps que je lui trouve un nom, un âge, quelque vague emploi, il faut aussi que je lui procure une adresse, qu’il ait un semblant de destination, dans ce crépuscule froid. Au bout de la rue, mes certitudes vacillent, cet homme ne me ne m’a rien demandé, pourquoi l’affubler d’une histoire qui lui irait petit ? Une sourde irritation monte en moi, le vide des rues résonne dans ma tête... entre mon malaise et moi, des mots se lèvent. L’homme se rend chez une femme aimée, retrouvée depuis peu. Sans doute, fera-t-il un crochet par la demeure d’un ami. Soudain, le pavage se fait doux au pas, une lueur nacrée jaillit en haut des maisons ; le banal, transfiguré, exulte. A travers une vie que j’esquisse à traits hâtifs, c’est la mienne que je passe au crible, puis que j’oublie. Désormais, c’est d’un autre que je réponds. Cet homme est mon affaire, pas question qu’il rate sa rencontre avec la femme retrouvée, ni qu’il sombre dans quelque indignation convenue. Il a tourné le dos aux événements pour se perdre dans un amour qui commence, voilà sa liberté, c’est aussi la mienne. En même temps, cette rumeur issue de la grande place, l’accompagne en chemin, sa vibration se transmet à son ventre et sa tête, est-ce la rue qui cogne ou son cœur qui avait oublié qu’il pouvait battre aussi fort ?

En toute liberté, avec des mots neufs, je brosse un destin minuscule, égaré loin des avenues droites. Celles-ci, champs à credo ou controverse, ne sont pas le plus court chemin pour accéder au clair-obscur d’une âme, là où les événements, telle une pierre lancée dans l’eau, tracent des cercles qui ne cessent de grandir. Jusqu’où ira le plus grand cercle ? Quel degré de courage, de transgression, de liberté, un événement non dit dans le texte va-t-il conférer à mon personnage ? En définitive, l’événement n’a d’intérêt que s’il devient agissant dans une vie singulière, sans éclat, ni héroïsme apparent. De la place fuse une ardeur qui coule à travers les rues et atteint l’homme au manteau gris. Cette ardeur m’intéresse, lorsqu’elle se loge là où on ne l’attend pas. Grâce à elle, ou contre elle, l’homme renaît, dresse la tête, voici qu’il renoue avec des bouts de lui-même qu’il croyait enfuis. Il se hâte vers la femme qui l’attend, son cœur bat comme un fou dans sa poitrine, il est heureux… l’histoire n’est pas là où l’attendait mais elle est bonne.