Laris  Kindynis, Djerba, l’île enchantée de mon enfance, Mémoires,  m-c éditions,  Tunis, 2009, 540 pages, prix : 20 D.T, 24 E, ISBN : 978-9938-807-01-1

Non,  Djerba, l’île enchantée de mon enfance n’est pas  destiné aux lecteurs pressés : ses quelques quatre cent cinquante pages en dissuaderaient plusieurs.  Sans doute aussi en raison de  son titre lyrique et de la chronique familiale  qui  s’étale sur plus d’un siècle. L’auteur a mis sept ans pour l’écrire. C’est, dirait-on, un peu  trop !...

Quoique sa plume soit d’une belle tenue, Kindynis  n’est pas un écrivain professionnel, en ce sens qu’il ne pouvait pas songer au volume du livre à venir, lorsqu’il a entamé, en 2000, la rédaction de ses mémoires. Je crois même qu’il n’en avait pas la moindre idée, hormis l’imparable besoin de témoigner pour son île et pour sa famille. En fait, il s’est fait un devoir de rendre grâce à l’une comme à l’autre. On peut ne pas aimer ces actes de révérence répétés tout au long du texte, comme on peut y lire un discours mémoriel plus ému qu’il n’est émouvant. A chacun sa lecture. A chacun son île. Mais le livre est ainsi fait. L’homme aussi. Il n’est pas de circonstance, personnelle ou collective, qui ne fasse perpétuer l’expression d’une immense gratitude à l’égard des siens. La vocation du livre en dépend.

En rééditant  pour la première fois en Tunisie ses mémoires sous le titre Djerba, l’île enchantée de mon enfance,  Laris Kindynis doit être  un homme comblé et un narrateur heureux. Il se réclame de la lignée des premiers Kindynis tunisiens. Il en est fier, mais sans arrogance. Eux, très achéens au départ, péchaient l’éponge et la bonne fortune en méditerranée, quand leur  patriarche débarqua à Djerba en 1895 pour ne plus la quitter. Dans la vie  et sur les mers du monde, le périple du petit-fils, Laris Kindynis, n’en fut pas moins exceptionnel. Aujourd’hui, l’auteur est  surtout heureux d’avoir vécu pour raconter tout cela.  Sa narration, souvent joyeuse, en dit long sur  sa nature foncièrement optimiste. Les lecteurs qui attendent de lui des révélations sur l’époque et ses personnages illustres seront, à coup sûr,  déçus. Pourtant, ils ont dû, lui, ses proches et ses amis, endurer heurts et malheurs du siècle dernier,  éprouver  le temps qui passait  et faire leur deuil des belles choses, des êtres chers… Hormis la guerre de 40, le reste, il n’en parle pas beaucoup. Il refuse, tant par pudeur et  que par élégance, le lamento  sur les disparitions. Il se concentre, en revanche, sur les trouvailles et les retrouvailles, les exploits et les plaisirs que lui procuraient ces deux passions liées à la mer : la pêche et le voyage. Dans ses photos qui émaillent le livre, il est souvent en shorts et a le geste agile ; il me semble toujours prêt à se jeter à l’eau, dans «  l’aquarium de Dieu ». Moins à l’aise quand il évoque la Grande Histoire, il devient loquace toutes les fois qu’il se met à vous parler, en matelot, de la navigation  et des races de voiliers qu’il  fréquentait en croisière. Du traitement de l’éponge et du savoir faire des pécheurs  à Djerba, il peut, au plaisir, vous entretenir des jours :

« Après le premier lavage, les éponges, qui avaient mariné et fermenté dans leur lait toute la nuit, étaient débarrassées de leur peau noirâtre et visqueuse et de leur suc, qui dégageait une odeur très forte pour tous ceux qui n’étaient pas familiarisés avec cette activité. Pour nous, pour moi, pour tous les Grecs, cette odeur, bien qu’insoutenable pour certains, reste intimement liée  à mes souvenirs d’enfance. »

Cet infatigable voyageur, qui n’a pas la prétention d’expliquer le monde, s’est fait une certitude ; il s’est forgé une foi de marin que rien n’abat : l’amour de l’humanité et des siens. Sa famille  est sa religion, Djerba son port d’attache : depuis son séjour d’écolier à la pension de Sfax en 1940, la distance qui le séparait de son île ne cessait  d’augmenter chaque fois un peu plus : Sfax, Tunis, Athènes, Paris. Mais il effectuait toujours son  retour d’Ulysse. Dans la dernière section du livre, il raconte qu’il y revenait de si loin : le Mexique, l’Amérique latine etc. Mais, d’aussi loin qu’il rentrât, il ne perdait jamais le cap. De si loin qu’il s’en souvînt, il se rappelait Houmet Es souk, la chapelle Saint-Nicolas et les marabouts locaux. Il reconnaissait jusqu’aux petits sentiers qui conduisaient aux plages sauvages de naguère.

Ecrites par petits pans, les sections qui composent le livre s’enchaînent dans l’intimité du temps familial en déployant  des portraits, des  paysages vus et la poussière des petits faits qui alimentaient une enfance tout bonnement heureuse.  C’est une mémoire fluide et maritime, dont les personnages sont les figures de proue, au sens premier de l’expression. Ils redonnent aux choses et aux êtres leur consistance charnelle. En fait, les chapitres où il relate son enfance s’ordonnent autour de trois figures centrales. Il y a d’abord la mère : grâce à sa complicité avec l’enfant et à sa haute culture, elle bénéficie des faveurs du narrateur et  domine sans partage le récit des amours enfantines. Il y a également le père, surtout le grand pater : « Sakellaris Kindynis, lit-on dans l’incipit, ce nom a résonné comme un coup de canon à mes oreilles pendant toute  mon enfance, et  résonne  encore aujourd’hui. C’était le nom de mon grand-père paternel. C’est aussi le mien ».  C’est ainsi que  Kindynis, le petit-fils, inaugure  le texte de la filiation. Fascinant par son nom aux origines légendaires, le grand-père l’est davantage encore dans sa photo en noir et blanc prise en 1898 et placée en avant texte. Le regard rivé sur l’avenir, il scrutait déjà le devenir glorieux des Kindynis. Sa moustache de patriarche et sa  chaîne de montre pendue à son  gilet rappellent l’ère de ces  pionniers grecs qui, répondant à l’appel du large,  vinrent enrichir nos rivages.

                                               Chaâbane Harbaoui