Mounira Rezgui, Kalilõun Minã Arraghbã (un peu de désir), Editions Sahar, Tunis  2010, 193 pages. ISBN : 9789973282835
 

       L'ouvrage de Mounira Rezgui est à la fois un roman historique et un récit intimiste. Ce choix est dicté par le fait que le destin de l'individu est en  corrélation directe avec les événements politiques que traverse le pays. Cette vérité n’est certes pas l'apanage de tel ou tel personnage romanesque, car nul ne peut échapper au poids de son milieu social, culturel ou historique.

Cependant, dans le roman de Monia Rezgui l'Histoire n'est ni reconstituée, ni analysée, mais elle transparaît à travers la situation actuelle des protagonistes ici et maintenant. Autrement dit, l'angle adopté par la narratrice consiste à présenter, ou encore à enquêter sur les effets de l'Histoire à travers la trajectoire existentielle des personnages. 

 De quelle Histoire s'agit-il ? De celle de la Tunisie, bien sûr. Celle du monde arabe y est aussi. Le cadre historique s'élargit ainsi à une telle dimension que le moindre remuement furtif d'une silhouette charrie des pans entiers de l'Histoire du monde. En effet, à côté de l'évocation du conflit fratricide entre Bourguiba  et son compagnon de lutte Salah Ben Youssef, la narratrice revisite les grands événements qui avaient ponctué l'actualité politique depuis un peu plus d'un demi siècle,  de  la naissance du Nationalisme Arabe incarné par Jamel Abdennacer jusqu'à l’agitation héroïco- suicidaire de Saddam Hussein, avec, au passage,  des clins d’œil critiques à la  débauche opulente des Emirats  du Golfe ou encore  des renvois intermittents à la situation dramatique en Palestine.

 Ces convulsions de la politique ont aiguisé dans la conscience de la narratrice un profond sentiment de tristesse et de désenchantement, parce que les vicissitudes de l’Histoire n'ont cessé de la ronger et de l'écorcher dans sa conscience et dans  sa chair même. En effet, l'héroïne du roman, Rouãa, a d'abord subi la douleur de l'exil, en compagnie d'une mère stoïque et d'un père yousséfiste contraint à quitter le pays pour le Caire afin de fuir les implacables tribunaux d’exception. Elle est ensuite forcée à rompre un éphémère mariage avec un riche homme d’affaires du Golfe, après avoir compris que l'opulence ne peut étouffer le désir de liberté et le sens de la dignité. Finalement, elle perd l'homme qu'elle a aimé, un réfugié politique irakien à Londres qui s'est jeté sous la rame du métro quand il a atteint le seuil ultime de l'horizon fermé. Dans ce sens, l'Histoire apparaît, à ses yeux, telle une folle machine qui broie les hommes justes et les dévore avec un jouissant cynisme.

            Partout, au Maghreb, comme au Machreck, la narratrice relève le même état de trouble et de cruauté qui affecte les hommes et les choses. Elle souligne aussi un irréductible décalage chez l'homme arabe entre ses beaux rêves de progrès, d’unité et de démocratie, d’une part, et sa triste condition historique, d’autre part. Cette conscience est d'autant plus douloureuse que l'héroïne, de par son métier d'hôtesse de l’air, est en perpétuelle mobilité et par conséquent en contact avec les remous de l’actualité. Elle est donc incapable de rompre avec le monde ou de se dérober aux contingences.  C’est pourquoi elle ne peut se défaire de ce terrible  sentiment d'exil qui la poursuit partout où elle se trouve. Si bien que même après le retour de la famille en Tunisie, ce sentiment continue à la traquer, la violenter. Sa vie lui apparaît comme un vide effrayant et fatalement absurde. Mais comment combler ce vide ? Que faut-il entreprendre pour panser les blessures de l’Histoire ?  Pour la narratrice, il n’y a pas lieu d’abdiquer. Il faut essayer de comprendre sa vie, d’enquêter sur le passé militant de son père, lui qui meurt quelques semaines seulement après son retour de l'exil, dans un anonymat total, sans le moindre hommage à ses sacrifices, à son action de vaillant militant qui paya trop cher son engagement. La disparition du père était suffisante pour que l’hôtesse de l’air se découvre une nouvelle vocation, celle de l’écriture, la seule capable à ses yeux de chasser le scandale de l’oubli et de donner ainsi un sens à l’action militante de son géniteur et de ses compagnons. Mais plus que tout, au nom de ce sacro-saint droit à la mémoire, la narratrice cherche à retrouver la filiation avec ses racines de tunisienne et à recoudre son passé en tant que fille d'un exilé politique...

 Il s'agit là d'un projet qui ne peut se concevoir et prendre forme sans le truchement d'un autre projet qui lui est consubstantiel: composer son autoportrait. Autrement dit, tout l'enjeu du roman est de panser la blessure d'une vie, celle du personnage narrateur, de colmater les fissures qui rongent son âme. Bref, écrire pour Rouãa, c'est  réparer le mal de l'Histoire. Dans cette perspective, les valeurs éthiques, comme les considérations idéologiques, sont organiquement articulées à l'esprit de famille et  à la solidarité avec le clan. Aussi, est-ce pour cette raison que la structure même  du roman vise à recomposer les liens de filiation ou d'appartenance à une famille de cœur, comme matrice de son identité sociale et idéologique. C'est ainsi que le premier chapitre s'articule autour de deux figures féminines, celle du moi du personnage narrateur et de sa mère (Moi et Elle). Le second chapitre évoque les deux figures masculines les plus proches du cœur, celle du père et celle de l'amant irakien (Lui et Toi). Et finalement, le troisième chapitre consacré aux vieux amis du père qui avaient payé cher pour avoir soutenu la mouvance yousséfiste (Eux). Mais pour Rouàa, cette famille ne suffit pas. Il faut s’appliquer à l’élargir, au gré de sa vocation d’écrivaine : rappeler par le biais des citations multiples et récurrentes des écrivains arabes et occidentaux, classiques et modernes, poètes et romanciers, sages qui prêchent le stoïcisme et révoltés qui exhortent à la rébellion. Figures protéiformes dont le grand enseignement est de montrer que la littérature est certes un remède au mal de vivre et un régénérateur d’affinités réconciliatrices. Mais ce résultat ne peut se produire que si on accepte de nommer la plaie, de dévoiler la meurtrissure de l’Histoire et d’assujettir les événements d’une époque au jugement d’une conscience critique dans la matrice du récit.

 

                                                 Kamel Ben Ouanès