Lotfi Ben letaifa, Les rêves de monsieur Consistant, Edilivre APARIS, 2010, Paris, 162 pages, prix : 15 E (24 Dinars), ISBN : 978-2-8121-2725-0.

Le roman de Ben Letaifa, Les Rêves de monsieur Consistant, charme autant qu’il déroute. M. Consistant, son personnage principal, connaît la périlleuse épreuve du miroir. Et Ben Letaifa, en maître du divan, d’écrire ses rêves et rêveries dans une suite de séquences.

Le quotidien de ce fonctionnaire, « coincé et peu locace », le plonge comme par intermittence dans une schizophrénie aigue. Monsieur Consistant n’honore pas tout à fait le surnom dont on l’affuble. Il n’a de « consistant que le nez », dira sa sœur vers la fin du roman. Il n’a pas, pourrait-on dire, la consistance psychologique suffisante pour affronter ses nombreux démons qui peuplent son miroir et sa conscience, ni ne trouve en lui l’audace nécessaire pour contrer, au bureau, les machinations ourdies de ces deux collègues non moins démoniaques : « Balai cynique » et « Crapaud lubrique ». Les deux univers se mêlent et les séquences se succèdent au point que la scène capitale du texte (viol de Monsieur Consistant par un(e) travesti(e)) apparaît tantôt comme la narration d’un fait réel survenu dans la vie de cet homme tantôt comme la description d’une hallucination traumatisante. Ben Letaifa sait entretenir l’ambigüité entre les deux niveaux dans cette partie centrale qui est sans doute le moment fort du roman. La fragmentation du récit en séquences signifie, entre autres, que le personnage ne parviendra à recoller les parcelles de son existence et ses lambeaux d’homme martyrisé que dans les dernières pages, quand il sera rentré dans son village natal et aura retrouvé enfin son bercail ; le domicile familial. L’image très aquatique et très apaisante, à la fin, sert de dénouement aussi bien à ses angoisses qu’au récit proprement dit.

Ecrit dans une langue châtiée et élégante, Les Rêves de monsieur Consistant allie la concision à la précision. Et on ne peut qu’apprécier l’effort consenti par son auteur qui préfère à la traditionnelle narration l’exploration quasi psychanalytique d’une conscience. Mais, à la lecture, la trame romanesque tarde à venir à cause de la profusion des visions éclatées du personnage, profusion quelque peu encombrante au début comme si le roman peinait à démarrer. Ceux qui lisent, comme moi, Ben Letaifa pour la première fois y verraient sans doute le signe d’une hésitation ou d’une faiblesse, s’il n’y avait pas à partir de la page 65 cet extraordinaire redéploiement narratif qui permet au roman, dont l’élan jusque-là retenu, de se déployer fluide et limpide :

« Mais voilà ! Les meilleurs scénarios se heurtent souvent à l’imprévu. Et cet imprévu se mit sur le chemin de monsieur Consistant sous la forme la plus désagréable qui fût pour lui : une femme, que dis-je !, une furie, un coup de vent, un ouragan, un moulin à paroles dont la langue pendue ne demandait qu’à induire le monde de criailleries, d’aboiements, de jurons et récriminations, et qui allait faire trembler le fragile édifice de sa vie »

Mais quel heureux revirement pour le personnage ! Quelle relance pour le roman et son auteur ! Dans les premières sections du texte, M. Consistant m’a paru comme une créature désincarnée. On sait tout sur les fantômes qui hantent ses nuits et empoisonnent son existence déjà merdique, mais peu de choses sur les jalons de son parcours, le foyer chaud de son drame. De son vrai nom, on ne connaît que les initiales: Monsieur Consistant est un B.H qui appartient à la compagnie des personnages schizophrènes, sans plus. Présenté ainsi, il semble sorti du répertoire de nos lectures. En somme, c’est un cousin germain à Joseph K de Kafka, à Des Esseintes de Huysmans, à Martin et ses doubles dans Du côté de chez Martin de Marcel Aymé, etc. D’ailleurs, et à la décharge de M. Ben Letaifa, ses complicités volontaires ou involontaires sont au contraire bienvenues dans son roman. Car, marcher dans les pas des grands auteurs pour sonder ce que Ben Letaifa appelle merveilleusement « la météorologie de l’âme » n’est évidemment pas un délit littéraire. Mais parce que « l’âme » de Monsieur Consistant est labyrinthique, la météo romanesque, tout comme la météo du ciel, a donc besoin de dosage.

La section intitulée « Troisième rêve » recentre tout le texte. M. Consistant y acquiert assez rapidement une consistance certaine, dans le sens où il recouvre une bonne part de son identité romanesque spécifique. Il s’appelle Brahim. Issu d’une famille de pêcheurs, il porte en lui, mais silencieusement, le départ forcé de sa sœur Nejma à l’étranger comme une séquelle. Il en est inconsolable : son drame intérieur a duré aussi longtemps que sa carrière professionnelle. C’est au moment où Le narrateur lève le voile sur cette partie de sa vie que Brahim retrouve, dans le texte, ses humeurs bien tunisiennes et l’administration où il avait travaillé, sa pesanteur bien locale.

Les Rêves de monsieur Consistant, s’exerce si souverainement et si joyeusement l’art du portrait, est un roman à deux temps. En rédigeant sa seconde section, M. Letaifa, a dû goûter au plaisir de la détente que lui procure ce texte, tant le style y est enlevé, la compositio habile. C’est pour nous l’assurance, à coup sûr, d’une réelle promesse. Chez ce grand mordu de l’écriture romanesque, le meilleur de lui-même est encore à venir.

Chaâbane Harbaoui.