Emna Belhaj Yahia, Jeux de rubans, Elyzad, Tunis, 2012, pages 212, prix: 15 DT, ISBN978-9973-58-041-2

 

 

Jeux de rubans, le nouveau roman d’Emna Belhaj Yahia, sorti au dernier trimestre de l’année 2011, est un livre d’une grande tendresse, ce qui est un tour de force pour un livre qui traite de relations familiales tendues, encore plus à vif après le surgissement dans la vie de Frida, femme tunisienne moderne libre et épanouie, d’une belle-fille portant le hijab, le voile islamique.

Cet évènement remet en question fondamentalement la manière dont le personnage voit son monde, pense le comprendre, en maitriser les rouages et en prévoir l’évolution. Cette intrusion dans son univers intime d’un phénomène de plus en plus envahissant dans notre société pousse Frida à une relecture du parcours de toute une génération de femmes qui ont vu leurs ainées se dévoiler, et par là s’émanciper d’un pouvoir et d’un regard machistes. Des femmes pour qui se réapproprier son corps, c’était affirmer surtout qu’elles ne sont pas réductibles au seul corps, objet de désirs et d’assujettissements de toutes sortes. Mais cette génération semble avoir échoué à transmettre à la suivante cette manière de voir et ces valeurs, ou peut-être a-t-elle été incapable de mesurer tout le poids que cette libération faisait porter aux femmes et à elles seules, dans une société où, malgré les apparences, les mentalités, surtout masculines, n’ont pas suivi le mouvement. En fait, cette génération, portée par l’euphorie d’une évolution qu’elle a cru irréversible, n’a pas su voir que des forces réactionnaires persistaient en profondeur et restaient à l’affut de la moindre brèche, du moindre mouvement de doute pour revenir à la surface et remettre en question les choix et le chemin parcouru.

 

 

Alors oui, la tentation est grande pour le lecteur, à la fin d’une année 2011 si riche en bouleversements dont l’irruption du phénomène de l’islamisme politique sur la scène sociale de voir dans le roman d’Emna Belhaj Yahia une mise en scène du choc de deux cultures, de deux mondes, d’une lutte implacable entre deux idéologies (et certains articles parus à la sortie du livre n’ont pas manqué de faire ressortir cet aspect). Oui, c’est tentant, mais je crois que c’est faire injustice au livre. J’ai parlé, au début, d’un livre d’une grande tendresse, car il évite l’écueil du jugement et arrive même à styliser sa violence. Mais cette délicatesse vient surtout d’une sorte d’amertume diffuse, obscure qu’il nous laisse en bouche et qui est difficile à rendre. Ce sentiment vient moins du contenu du récit que de son architecture. Le livre est construit en une suite de monologues, où chacun des personnages (qui portent, soit dit en passant, des prénoms délicieux et rares, Frida, Zubayda, Zaydoun, Zomord, Tofayl) livre sa vision des choses, sa version des faits. Le roman est comme à l’écoute de tous ses personnages, leur donnant, tour à tour, l’occasion de se dire et de se comprendre eux-mêmes. Mais par là aussi, il met en scène l’impossibilité radicale de se rencontrer, de créer un lieu où l’acte si simple, si naturel de se parler soit possible et ne dégénère pas en conflit. Les personnages, défilent, comme au prétoire, livrer chacun sa version, sans trouver aucune intersection, sans donner à l’autre aucune prise. Et voila que les rubans de vies si étroitement mêlées et de personnes si proches se détressent, s’effilochent…

Au-delà de la lecture dictée par l’actualité, peut-être faut-il voir dans le livre l’expression de cette angoisse maîtresse que Roland Barthes désigne, dans Fragments d’un discours amoureux, par la figure de l’Inconnaissable : Qui es-tu, toi que je me targue de connaître, de connaître mieux que personne, de connaître mieux que lui-même ne se connait… ? Qui es-tu, toi que je découvre si différent, qui me déroute, m’afflige, m’endeuille… ? Que sais-je de toi, moi qui présumait tant, que sais-je de tes désirs, de tes angoisses, de tes frustrations… ?

 

Une évidence si claire et pourtant difficile à porter, malgré tous mes efforts l’autre est toujours rendu à son indépassable opacité, infailliblement il redevient compact, impénétrable, intraitable… Et le voile n’est qu’une métaphore.

Et par moments, la question de l’inconnaissable se retourne contre son propre sujet : Que sais-je de mes propres désirs que je projette sur l’autre ? Frida est-elle déçue que son fils trouve son bonheur avec une jeune fille portant le voile ou qu’il ait choisi précisément le modèle en tout point opposé à elle ? A-t-elle peur pour son bonheur à lui ou a-t-elle peur qu’il lui échappe, qu’il ait une existence et des désirs où elle ne figure pas, qui la renient ? Questions nombreuses et angoissantes auxquelles aucune réponse satisfaisante ne peut être apportée. Alors Frida part, elle quitte le pays, comme un constat de l’impossibilité de tout échange, sa manière à elle de se voiler peut-être…

Jeux de rubans, rubans de vies qui se détachent, un livre tendrement amer.

MONDHER JABBERI