Kamel Riahi, Le Gorille (titre original : Al ghorilla), 190 pages, Dar Al Saqi, Beirut, London, 2011.

 

Bien qu’il soit totalement imprégné de la réalité tunisienne de ces quatre dernières décennies, le second roman du jeune auteur Kamel Riahi,  Le Gorille, nous donne l’étrange impression qu’il sort directement du moule du roman noir américain.

 

Ce qui va suivre va peut-être contredire cette impression : l’œuvre est écrite en arabe. Elle narre l’épopée d’un colosse noir tunisien, depuis son entrée à l’institution sociale « Les enfants de Bourguiba », jusqu’à l’épisode de son audacieuse escalade de l’horloge « 7 novembre » de l’Avenue Habib Bourguiba ; en passant par les conditions de sa vie au sein de sa famille d’adoption, ainsi que par les rencontres que favorisent les aléas de l’existence.

C’est une approche commode pour l’auteur de relater tous les événements qui ont marqué l’Histoire de la Tunisie post coloniale : du règne du « Combattant Suprême » au déclenchement de l’insurrection ayant abouti à la chute du despotisme novo-nombriliste mafieux. Kamel Riahi revisite ainsi l’histoire contemporaine de la Tunisie par le bas de l’échelle sociale ; c’est-à-dire, à travers la vie débridée et corrompue des bas-fonds tunisois.

Au commencement du destin, une fêlure irrémédiable : encore bébé, Le Gorille est abandonné par ses géniteurs et confié, parmi des grappes d’enfants bâtards et nécessiteux, à un de ces établissements « des enfants de Bourguiba ». Les origines du Gorille, son physique gigantesque et l’environnement social de son éducation le prédestinaient à la délinquance. C’est dans ce monde impitoyable des quartiers marginalisés qu’il va se créer une réputation de dur à cuir.

Dans un univers où foisonnent les proxénètes, les prostitués des deux sexes, les indics et les flics pourris,  le personnage, le Gorille,  ne décèle la lumière qu’à travers les livres qu’il lit et qui lui permettent de s’aménager des références que son propre entourage ne peut lui fournir. Ses lectures vont surtout l’aider et l’exhorter à explorer la complexité de ses origines et de sa condition : noir africain fier et révolté à travers Thomas Sankar ; bête de cirque et objet sous les sunlights à travers les Harlem Globetrotteurs ; humain désabusé et dépravé mais humaniste à travers Ernest Hemingway.   Il perçoit, aussi, cette lumière à travers sa conviction qu’il est l’enfant illégitime de ce petit homme aux yeux clairs et au teint blanc qu’est Bourguiba. De ce fait, il vit la mort de ce dernier comme un deuil ; ensuite, comme une trahison.

Traqué par un flic corrompu, homme de main de la famille au pouvoir, il est enlevé par des terroristes islamistes pour l’endoctriner. Le roman commence quand réapparait Le Gorille, en train d’escalader l’horloge de l’Avenue Bourguiba, sans que la police n’arrive à le faire descendre. Ali Kleb (Ali Chiens), le flic ripoux qui le traque depuis des années, va le faire électrocuter sur la tour métallique. Ce sera le déclenchement des émeutes populaires.

Il est indéniable que le parallèle avec les événements de décembre 2010 et de janvier 2012 est clair  et que les connotations politiques sont évidentes ; même si on devine, chez Kamel Riahi, une envie de se démarquer de toute allusion directe ou frontale à la « révolution tunisienne ».

Durant plus d’une année, presque tous les genres littéraires ont abordé la « révolution tunisienne ! » : le témoignage (Dégage de Viviane Bettaieb – Alif), la chronique (Printemps de Tunis, la métamorphose d’Abdelwaheb Meddeb), l’analyse psychanalytique (Soudain, la révolution de Fathi Ben Slama), l’analyse socio-économique (Economie politique d’une révolution de Hakim Ben Hammouda), l’album photo (Irada, révolution tunisienne 2011, initié par l’agence Pixel Trade) ou l’impression conjoncturelle (La révolution des braves de Mohamed Kilani , le livre englobant les articles du journal La Presse), sans oublier la poésie ou les ouvrages autobiographiques. Néanmoins, il n’y a vraiment pas de roman, pour expliquer, sur le mode de la fiction, ce qui s’est passé en Tunisie, en ce début de 2011.

C’est à ce niveau que le roman de K. Riahi apparait comme particulier dans sa relation avec la « révolution ». Le récit prend fin au moment où les premiers signes de la révolution apparaissent. Ensuite, l’auteur joue avec la véracité des événements pour les faire plier aux exigences de son écriture romanesque. Tout dans un but que l’auteur se garde de souligner explicitement : nous faire admettre que son roman est prémonitoire de cette révolution.

Jamais linéaire et tout en déconstruction, parfois même en ruptures, le roman commence par l’escalade de l’horloge pour revenir, à travers des flash-back, sur des faits plus anciens et d’autres personnages du roman, sans suivre une chronologie bien établie des événements. Kamel Riahi s’amuse à changer de point de vue, en changeant fréquemment de narrateur, tout en confiant la grande partie de la narration à deux personnages : l’homosexuel, en premier, puis le protagoniste central, Le Gorille ». Il arrive que ce dernier intervienne promptement et s’empare de la voix narrative, sous prétexte que l’autre ne connait que ce qui est superficiel et apparent.

L’auteur use d’une langue « bâtarde » incluant aussi bien l’arabe littéraire que le dialecte tunisois dans ce qu’il a de plus populaire ou vulgaire, sans hésiter pour autant à lui conférer une touche esthétique. Ce qui ne l’empêche pas aussi de recourir à quelques vocables qui sortent directement du riche patrimoine linguistique arabe. K. Riahi se place ainsi dans la lignée d’éminents écrivains qui ont marqué la littérature contemporaine arabe et tunisienne : Mohamed Chokri, Edouard Kharrat, Sélim Baraket, Hassan Ben Othman, Fraj Lahouar,…

Pour rendre la lecture de son roman aisée et fluide, le romancier divise les 190 pages du livre en 37 chapitres. Il ajoute un 38ème hors trame où il raconte son rapport personnel avec la révolution tunisienne. Parti loin pour écrire son roman loin de la cité, il suit les échos des événements qui ont ébranlé la Tunisie par le biais d’appels téléphoniques reçus sur son cellulaire.

Je reviens à ma question du début sur la relation de ce texte,  Le Gorille, avec le roman noir ; question que j’associe à une autre question : qu’est ce qui fait que de nombreux éditeurs anglais, français et italiens s’intéressent à la traduction de ce livre dés sa parution ?

Le fait que les écrits sur les événements de la Tunisie soient à la mode y est sûrement pour quelque chose. De même, le rôle de son éditeur libanais, Dar Al Saqi, semble avoir joué, nous semble-t-il, un rôle important dans ce sens. Mais ce n’est pas suffisant pour expliquer cet intérêt immédiat! D’ailleurs ceci pose le problème de l’édition en Tunisie ! Mais il s’agit là d’une autre histoire, plus compliquée à raconter.

En tout cas, les connotations avec les particularités du roman noir américain peuvent être des facteurs qui ont facilité l’assimilation de cette œuvre à un univers sociologique tendu et violent, comparable à la réalité dans certains pays occidentaux.

Des chapitres ne dépassant jamais les dix pages ; des personnages marginaux, des laissés pour compte et des loosers ; des policiers pourris qui servent une classe politique tout aussi pourrie ; des prostituées sincères en amour et des truands lettrés ; un langage cru. Par le biais de ce matériau narratif, Kamel Riahi nous entraîne, à l’instar des grands noms du roman noir (Raymond Chandler dans Le Grand Sommeil , William Riley Burnett dans Quand la ville dort , Jim Thompson dans 1275 âmes , Horace McCoy dans On achève bien les chevaux), vers une descente aux enfers d’un univers sordide, décrivant un monde odieux, infâme et abject où il nous livre, par petites touches, des bouffées d’air pur et de éclaircies lumineuses. La plus étincelante d’entre elles est certainement ce feu d’artifice final qui, malgré le poids de la tragédie, représente la revanche de ceux qui étaient considérés, durant longtemps, comme la lie du peuple ou des citoyens de seconde zone.

L’auteur parait se référer entièrement à ce genre littéraire apparu dans les années 20 aux Etats-Unis d’Amérique, avant de conquérir l’Europe. D’ailleurs, l’intitulé de l’un de ses derniers chapitres, « Gare au Gorille » (en français dans le texte), semble tiré directement d’un roman de San Antonio (Frédéric Dard), même si Kamel Riahi dit qu’il s’est inspiré d’une chanson de Georges Brassens (Le Gorille).

Le lien étroit tissé par le roman noir avec le 7ème art n’est pas étranger au parti pris formel qu’a choisi Kamel Riahi  dans la composition de son roman : d’abord, un découpage en séquences visuelles, plutôt qu’en unités dramatiques ; ensuite, une progression de l’histoire dans l’action plutôt qu’a travers une évolution psychologique des personnages. Ce choix esthétique ne charrie-t-il pas un appel à une adaptation cinématographique ? Est-ce la genèse d’un roman noir à la tunisienne ? Ou est-ce simplement une expérience qui n’aura pas de suite, comme c’est, malheureusement, souvent le cas dans la production culturelle tunisienne ?

Comme tous ceux qui se posent des questions sur  « la révolution tunisienne », disons : attendons pour voir.

Naceur SARDI