Sonia Chamkhi, Leïla ou la femme de l'aube, Elyzad, Tunis, 2008.

Ayant décroché plusieurs prix littéraires tunisiens (Zoubeida Béchir et Comar 2009) et étrangers (prix Noma 2009 pour l’édition africaine), Leila ou la femme de l’aube, premier roman de la cinéaste tunisienne Sonia Chamkhi, a été unanimement salué par la critique.

 

La couverture du roman de la très soignée édition Elyzad met en scène la nudité d’un corps de femme mangé par la noirceur et étendu au sol dans une posture particulière. On ne saurait dire si elle est affligeante ou érotique. C’est le titre du roman qui semble toutefois indiquer au lecteur la voie à suivre : il associe les contraires et préfigure une lutte ardue : si le nom propre « Leila » contient le noir d'ébène( la nuit), « l’aube » annonce la clarté du jour naissant.

Le ton du roman est donc donné. Il s’agit d’une véritable plongée dans le tréfonds d’une jeune « métisse divorcée, stérile », âgée de trente ans et en mal de vivre. Dans ses quatorze lettres à son amoureux d’antan Iteb, Leila se confie à lui et se livre, d’une certaine façon, au lecteur. Son discours recèle toute une réflexion sur l’amour : celui qu’on embrasse jusqu'à l’embrasement, jusqu’au meurtre et à la démence. Et puis il y a celui auquel on renonce, qu’on sacrifie en quête de vérité et de liberté. Dans le roman de Chamkhi, deux femmes incarnent ces visions de l’amour : Nada et Leïla. Elles sont toutes les deux déçues par le mâle, trahies par une société arabo musulmane qui méprise leur féminité et étouffe en elles l’ardeur de l’amour.

Quand Chamkhi érige la nudité au rang d’un thème majeur dans son roman, elle entend accomplir un acte de transgression, de protestation et de rébellion. La nudité devient alors une ultime épreuve de liberté : elle est tout d’abord dans la présence physique du corps. Elle est surtout palpable dans l’aspiration, à demi avouée, au rapport charnel avec le corps de l’homme désiré. Cette nudité est également le signe d’une appétence et l’expression d’une soif à se connaître soi-même, à se découvrir dans les moindres recoins de son corps et de son âme. Le personnage féminin de Chamkhi accède ainsi à un état de transparence absolue, à une sorte de nudité métaphysique, transcendantale, voire divine.

C’est dans le rapport de l’intime et du social qu’est la véritable clef de voûte du roman. Si, en effet, l’auteur médite sur la fragilité, l’imperfection et l’insuffisance de ses personnages, s’il s’applique à représenter leurs mutilations et leurs souffrances, c’est afin de souligner un arrière plan social précis ; celui de la Tunisie moderne qui traîne encore son racisme latent, son machisme, son conservatisme excessif et le poids insupportable de ses préjugés sociaux.

A cette fresque intime et sociale assez sombre, Chamkhi apporte toutefois une touche claire et agréable : des morceaux de chansons orientales, des versets coraniques et des extraits poétiques colorent l’ensemble pour former une diversité représentative de l’actuelle Tunisie. Cette belle mosaïque se manifeste également dans la mise en perspective de deux villes : Tunis l’historique et Kairouan la mystique.

Leïla ou la femme de l’aube se donne à lire comme une réflexion sur l’acte d’écrire ; une réflexion nécessaire à l’auteur et salutaire pour son personnage. Aux prises avec le dire et la parole pour les moderniser, pour les «  poétiser », Chamkhi a écrit un roman à deux voix : celle de Leïla à travers ses lettres et celle d’un narrateur omniscient qui nous livre l’intimité des personnages.

Aussi, dans ce roman, l’acte de création s’apparente-t-il à une manière de dire le monde et de réinventer un devenir moins cruel. L’espoir se fait mots et paroles. Dans Leila ou la femme de l’aube, les phrases sont courtes et dépouillées, mais percutantes. Elles semblent transformer l’impuissance, le doute et la fragilité des protagonistes en une force redoutable. L’oiseau, métaphore de la transcendance dans le texte, devient donc l’emblème d’une réconciliation avec soi-même, d’une pacification du rapport à soi et à l’autre. Le texte devient, à son tour, l’espace où les tensions s’apaisent.

Leila ou la femme de l’aube est un roman dense et complexe ; un roman de femme sur les femmes. Il  dénigre, peut- être un peu trop,  les hommes en leurs donnant souvent le mauvais rôle. Ainsi en est –t-il du père de Leïla, d'Iteb et du poète kairouannais, etc.  Sonia Chamkhi nous offre  toutefois  une jolie leçon d’espoir portée par la poésie des mots.

Manel Ben Younes