Said Bhira, Kiraatoun oukhra fi al hawia attounoussia « Une autre lecture dans l’identité tunisienne », septembre 2012, 270 pages, prix : quinze dinars, ISBN: 9789938052589

 

On ne décline pas l’identité de son pays comme on rédige son propre curriculum vitae. Fernand Braudel n’osa se prêter à cet exercice périlleux sur la France qu’au terme d’un long périple dans le temps méditerranéen. C’était, pour lui, un préalable nécessaire avant de se pencher sur le « soi-même » des Français, ses concitoyens. Une telle aventure aurait sans doute découragé l’universaliste Voltaire qui voyait dans la notion d’identité ou de «  mêmeté » une question aussi fuyante que les eaux de l’Euphrate. Si la connaissance historique aide à restituer le parcours d’un peuple ou d’une nation, elle ne pourrait dire, en revanche, ni décrire suffisamment la potion magique transhistorique qui forma son être collectif. La connaissance dite objective ne suffit donc pas. Il faut y mettre aussi du cœur, beaucoup de cœur. Or le sentiment filial, souvent débordant, vous expose aux tentations de Narcisse.

 

En réfléchissant sur la Tunisie de maintenant et de toujours, dans un essai en langue arabe de 260 et quelques pages, l’historien universitaire, Said Bhira est conscient de ce double écueil. Il le redoutait au moment où il a entamé son enquête. Il en mesure davantage l’ampleur dans sa conclusion et en sort avec la forte impression d’avoir vécu une réelle épreuve.

 

 

Dans ce genre de quête, le périple est plus probant que le point de chute. Non que La conclusion de cet essai soit moins intéressante que son corps. Mais, fatalement elle ne saurait contenir la poussière des petits faits qui côtoient, soudent et fermentent les événements, dits fondateurs. Pour avoir eu la chance de compter parmi ses amis, en dépit de nos nombreuses divergences, je peux témoigner que depuis toujours Bhira entretient avec la Tunisie une relation quelque peu paradoxale : c’est lui qui est habité littéralement par elle et non l’inverse. Il est surtout fin connaisseur de sa carte, de son territoire et des hommes de chez nous. Il soumet les grandes balises de notre Histoire à une sorte de kaléidoscope, en vue de cerner leurs contributions successives à la formation de la mémoire nationale. De la civilisation capsienne, haut lieu de nos temps immémoriaux, il y a plusieurs milliers d’années, il en vient jusqu’à nous, jusqu’au 14 janvier 2011. Le balisage est long et les stations nombreuses. Le balisage se veut surtout systématique, exigeant, presque obsédant, comme si Bhira craignait que quelque chose n’échappe à sa vigilance d’historien.

Cet essai a la vertu de rétablir plusieurs chaînons rompus ou devenus évanescents, à cause de l’oubli et sous l’effet d’un figement durable. M. Bhira jette une nouvelle lumière sur les rapports complexes et très particuliers qu’avaient les Numides avec Carthage, ou encore sur la résistance berbère aux Arabes qui dura plus d’un siècle, etc. La section qui porte sur les Husseinites, très documentée, resserre la relation pathologique qu’avait le pouvoir central avec les habitants de la Régence pour souligner une crise de confiance permanente, devenue maintenant séculaire.

Si M. Saïd Bhira s’autorise à se reposer la question fatidique « Qui sommes- nous ? », c’est en partie parce qu’il estime que la Tunisie a toujours souffert d’une vision bicéphale qui risque de s’amplifier après le 14 janvier, une sorte de dualité persistante entre la tunisianité telle qu’elle est vécue et ressentie par les couches dites populaires d’une part, et celle forgée, au fil du temps, par les élites intellectuelles de tout bord, d’autre part. Il n’a pas l’ambition de taire la polémique à coups d’arguments historiographiques, ni d’ailleurs de proposer la bonne définition. Qui oserait s’y aventurer ? Le titre de son essai, Une autre lecture dans l’identité tunisienne, se reconnait et se définit dans la pluralité des lectures.

D’un point de vue historique, la récurrence constitue le signe, voire le gage de la permanence. Or, de la Numidie à la Tunisie, de Massinissa à Bourguiba, seul l’esprit de résistance aux envahisseurs primait. On résista au pouvoir de Carthage. On résista tour à tour à la colonisation romaine, à l’invasion arabe, à la domination ottomane et à la colonisation française. L’échange culturel qui alimentait l’identité nationale se fit en temps de guerre comme en temps de paix et favorisa une aptitude très tunisienne à l’ouverture sur l’Autre. Mais il ne faut pas se méprendre sur le sens de ce portrait, somme toute, élogieux. Je crains, en effet, que mes raccourcis ne trahissent le sens même du livre. M. Bhira, quoique fier d’accomplir un devoir de mémoire à l’égard des siens, ne leur prête pas toujours le beau rôle, ni ne cherche à les couvrir d’honneur. C’est que la résistance était une nécessité. C’était la contrainte de l’Histoire de ce petit pays. Face à des envahisseurs très puissants, le peuple tunisien(en devenir) a toujours souffert d’un rapport de force qui lui était défavorable. Il était moins enclin au soulèvement armé et de grande ampleur qu’à la résistance lente, mais persévérante.

On ne peut, toutes passions éteintes, s’empêcher toutefois de contester la hiérarchisation de ces stations que propose l’auteur. Les grands événements dits fondateurs ne fondent pas, à eux seuls, l’identité d’un pays. La reconstitution de l’identité collective est, à ce propos, fort comparable à la préparation d’un mets du terroir. Si les événements sont les ingrédients nécessaires à sa préparation, leur mélange, aussi complet et aussi soigné soit-il, ne donne pas nécessairement sur la bonne recette. Il y a une sacrée différence entre la recomposition des événements et leur alchimie interne : dans la mémoire collective, un fait insignifiant au plan historique joue parfois un rôle aussi décisif que la prise de Troie ou la chute de Grenade.

L’identité collective des Tunisiens se dérobe au regard scrutateur de l’enquêteur, parce qu’elle s’est forgée au petit feu des travaux et des jours ordinaires, non dans le vacarme général des grandes ou des funestes actions consignées dans les archives. C’est dans ce sens que la hiérarchisation des composantes identitaires suggérées par M. Bhira mérite d’être revue et nuancée. S’il est vrai, en effet, que la civilisation marchande et conquérante de Carthage avait le regard rivé sur la mer, la flotte et le comptoir plus qu’elle ne se préoccupait du sort de la Numidie profonde d’alors, rien ne nous dit que la Numidie n’avait pas contracté dans son quotidien séculaire des modes de comportement puniques qui seraient passés depuis dans les mœurs des Tunisiens sans que l’on sache jusqu’à l’heure ni comment ni pourquoi. Carthage fut détruite, comme on sait. Pire encore, sa mémoire fut frappée d’une amnésie malheureusement irréversible. Les silences de l’Histoire, je parle de la nôtre, ont laissé, par-ci par-là, dans notre mémoire nationale des trous noirs et de béantes ruptures. Carthage fut et demeure une nébuleuse dont les Tunisiens s’accommodent comme ils peuvent. Ce déficit fait également partie de leurs traits identitaires.

M. Bhira semble, lui aussi, avoir été confronté, très jeune, à ce silence de la mémoire lorsqu’il tenta vainement de déchiffrer le tatouage qui couvrait  les mains et jambes de sa propre mère « des doigts aux coudes et de la cheville au genou ». Il ne parvient toujours pas à faire parler cette trace inscrite pourtant dans la chair de l’être le plus cher, sa maman ; ni à reconnaître la langue dans laquelle elle disait ses sermons ou supplications, telle une sorcière, pour protéger les siens contre la nature déchainée. L’identité nationale, comme le Seigneur, emprunte des voies impénétrables.

Chaâbane Harbaoui