Dora Latiri : Un amour de tn, (Carnet d’un retour au pays natal après la Révolution) éditions elyzad, Tunis 2013, 114 pages. ISBN 978-9973-58-049-8

 

Dora Latiri enseigne la littérature à l'université de Brighton et poursuit depuis plusieurs années des travaux de recherche sur la question des minorités et ses implications inter culturelles, notamment dans les pays arabes.

À la faveur de la Révolution tunisienne, Dora Latiri retourne en Tunisie, au gré d'un voyage différent de ses précédents séjours dans son pays natal. Elle revisite le bercail non seulement avec des yeux neufs et une fraîcheur attentive aux composantes de la Tunisie post révolutionnaire, mais aussi avec l'élan d'une amoureuse qui voudrait s’immerger, se fondre dans les plis et les replis de l'identité tunisienne.

 

Comment le sentiment amoureux peut-il se transformer en module de recherche, d'investigation, voire de décryptage de cette identité locale ? Voilà le pari que l'auteure s'applique à entreprendre dans son ouvrage, un pari d'autant plus excitant que la démarche privilégiée doit se détacher totalement des normes académiques de recherche.

Pour ce faire, Dora Latiri choisit de parler de la Tunisie à travers le prisme de la subjectivité. C'est donc le je de la narratrice qui observe les choses, capte les émotions et surtout reconstitue le réel, en ouvrant les tiroirs de la mémoire. Cependant, pour se rapprocher davantage de l'objet de son amour, ce double volet chronique et mnémonique n’apparaît pas suffisant aux yeux de l’auteure. Aussi est-ce pour cette raison qu’elle a ajouté à sa démarche un important dispositif visuel. Elle s'érige ainsi en photographe ou en reporter dont la mission ne consiste pas à informer, rapporter ou donner à voir. L’intérêt est ailleurs : l'objectif de son appareil photo ne vise pas le beau, mais le vrai. Autrement dit, il ne s'agit pas de reproduire les clichés touristiques, mais de cerner les menus détails de son paysage quotidien et familial, là où se nichent les frémissements de sa conscience intime. Dans cette géographie intérieure se défilent, à travers un chapelet des photos, la silhouette amorphe d'une femme, le visage tendre et angélique d'une fillette, le signe d'une trace sur un mur, la brouette d'un marchand de figues de barbarie, la terrasse d'un édifice insignifiant face à un parking complètement vide, la page d'un journal, la statue de sainte-Marie trônant à l'angle d'une chapelle, etc.

Le texte et l'image se croisent, se font écho, mais sans céder à une quelconque redondance ou superposition, car le texte n’a pas pour vocation de commenter ces photos, mais de les parcourir comme des images mentales, voilées sous une couche floue qui brouille parfois les traits et les enveloppe dans l’aura d’un temps perdu. S'il y a quelque chose de proustien chez Dora Latiri, c'est surtout par cette démarche narrative qui consiste à réunir autour du moi tous les éléments constituants d'une ville, d'un pays, de son histoire et de son actualité. Le but est de conduire la narratrice non seulement à composer son autoportrait, mais surtout à reconstituer le lien ou la filiation entre elle et son pays dont la substance est faite de couleurs, d’odeurs, de visages, de traces, d’événements et d’ardents attachements. Toutefois, retrouver l’amour de ce pays n’est pas le produit de simples souvenirs ou de tendres confidences, mais le résultat d'un effort d'écriture et de création. C’est par l’art et les différentes modalités esthétiques que ce pays prend forme et consistance.

Dès les premières phrases de son ouvrage, la narratrice note que la Tunisie d'aujourd'hui ne peut trouver son éclat et son éblouissante aura que par le détour subtil d’une archéologie du passé et par ces bribes d'allusions à un vécu tant collectif que personnel ou intime. Dans cette perspective, Dora Latiri raconte son enfance à La Goulette, ses voyages à travers le monde, les circonstances de son émigration en Angleterre, ses recherches, ses curiosités intellectuelles, son intérêt pour la poésie de Mahmoud Derouiche... Mais toute cette matière ne transparaît guère d'une façon frontale, ni s'étale comme telle dans le corps du texte, mais s’y fond et se confond avec le dispositif rhétorique. C’est pourquoi l’ouvrage épouse la configuration d'un puzzle qu'on compose patiemment, laborieusement, au gré de brefs chapitres et des notations hétérogènes, fragmentées et forcément elliptiques. L'auteure pousse davantage cette hétérogénéité au point de mêler dans une seule phrase le français, l'arabe, parfois l’anglais et l'écriture sms : « Il (le chauffeur de taxi) me regarde dans le rétroviseur et puis il se retourne vers moi, 5amsa ou 5miss 3lik ya madame vous êtes très belle, je ris encore. C'est fou comme il m'a fait plaisir » (p98).

Cette manière d'écrire et de tisser des interférences linguistiques et culturelles constitue le principe de base qui régit aussi bien les traits du je de la narration que l'édifice de l'identité tunisienne; cette dernière, faut-il le rappeler, est essentiellement un brassage d'apports culturelles multiples et une confluence des sources diverses qui irriguent le corps de la patrie.

Kamel Ben Ouanès