Azza Filali, Monsieur L..., Cérès Editions, 1999, Tunis, 185 pages, prix : 6.500DT, ISBN 9973-19-388-1

 

A la lecture du titre du roman de Azza Filali, quelques questions s'imposent : qui est Monsieur L..? Qu'a-t'il de si important pour qu'un roman lui soit consacré, pour que ce roman porte son nom? Pourquoi ce même nom est-il suivi de trois points de suspension?

 

 

Loin d'apporter des réponses à ces questions, le prologue ne fait qu’accentuer le mystère en rajoutant de nouvelles. On y apprend que celui qui va prendre en charge la narration, n'a rencontré le héros de son livre "que trois ou quatre fois", un fait qui rend encore plus problématique le rapport entre ces deux instances tout en amenant le lecteur à s’interroger sur l’opportunité même d’écrire.

Le lecteur est d’autant plus assailli par les interrogations qui surgissent dès les premières pages du roman qu’il est confronté à l'opacité et à l'hermétisme d’une structure narrative iconoclaste. En effet, Monsieur L... se présente sous la forme d'une suite de courts textes numérotés. Eparpillés dans le temps et sans lien logique ou thématique, ces fragments  rendent compte  de la vie de Monsieur L..., un personnage dont il ne sera question tout le long du roman, à vrai dire,  que d’une manière laconique.

En effet, sur ce héros éponyme, on ne saura finalement que quelques bribes d'informations que distille avec parcimonie un narrateur refusant de se laisser aller aux habituels commentaires psychologisants dont se nourrit d'habitude le roman social. Ainsi, le narrateur  adopte, dans cette démarche impartiale, une perspective qui le distancie des pensées des personnages de sorte qu’à aucun moment, il n'est question, pour lui, de pénétrer leur conscience. Seules sont rapportées leurs actions et leurs conversations. Ce parti pris esthétique, celui de se refuser à la tentation voyeuriste, nous éloigne de l’univers du roman de mœurs dont la littérature tunisienne est si friande. En fait, Monsieur L n’est pas un roman sur la société tunisienne, mais plutôt un récit qui relègue l'aspect social au second plan pour donner la part belle à l’histoire d’une quête existentielle à laquelle se livre son personnage principal. Tout dans Monsieur L... tourne autour de Monsieur L... Morcelée, l’écriture fait, en ce sens, écho à la quête infructueuse que ce personnage mène: elle établit un champ de résonance avec la recherche de sens que Monsieur L... peine à accomplir. A ce sens qui se dérobe dès que Monsieur L... commence à l'appréhender, correspond un régime narratif tout aussi instable. Miroir de l'incapacité que le personnage éponyme s’efforce à se reconstruire après la mort de son petit frère, le roman, tout en syncopes, mime les circonvolutions d'un personnage qui s’échine à trouver son rythme, son tempo.

Roman d'une quête, Monsieur L... est aussi un roman sur le temps qui s'émiette, s'étiole. Le temps qui s'arrête aux portes de la tragédie. Le temps des horloges qu'on ne veut plus remonter : "Depuis ce jour là, d'un commun accord, les deux époux oublièrent de remonter l'horloge dont les aiguilles immobiles indiquèrent toujours l'heure". D’ailleurs, cette disparité  est accentuée par l’absence d’un repérage chronologique. Là encore, la modalité narrative est à l’image du devenir du protagoniste principal balloté entre le temps suspendu et le temps calendaire lequel  progresse inexorablement : "Monsieur L... avait beaucoup changé depuis la mort de Hichem. C'était il y a trois ans. Après la vie avait continué mais Monsieur L... n'était plus le même"

La mort inaugure la prise de conscience et donne son élan à la nécessaire reconversion de Monsieur L... qui n’a pas d’autres alternatives que de se réinventer ou de plonger dans les abysses du désarroi.

Valse lente aux notes mélancoliques, Monsieur L... est également l'histoire d'un homme révolté contre une société qui l'aliène, qui radote beaucoup, voire trop à son goût et où l’on  parle de tout et de rien, surtout de rien. Il s’agit d’une société où l'on cherche à conjurer, par un trop plein de paroles, souvent vides de sens, l'inévitable aphasie de celui qui ne parvient pas à trouver les mots pour décrire la réalité qui l'entoure. En témoigne cet échange dans lequel  Sabiha, interpelle son époux Monsieur L..., tourmenté par l'indicible qu'il ne parvient pas à nommer : « Tu ne vas pas le trouver, cet adjectif. Oh et puis pourquoi cherches-tu toujours à te tourmenter? Tu devrais reprendre du riz. Il est très bon." Ainsi, le réconfort du prosaïsme quotidien sert bien souvent de palliatif à l'aphasie.

A la fois récit de la quête du sens et  du temps, Monsieur L... est également un roman de l'échec et  de l'espoir. Il ne relate pas un destin hors-normes, ni une existence  singulière. C'est plutôt  l’allégorie de tout homme qui se confronte à l'évanescence du sens de la vie. Monsieur L... est, de ce point de vue, un personnage-emblématique, l’image d’un homme désaccordé qui est en quête d’absolu,  "à la recherche d'une harmonie" qui lui fait défaut.

Hatem Ben Badr.