Ahmed Mahfouh, Jours d’automne à Tunis, Arabesque,  2015, roman, 152 pages, prix : 12DT, ISBN : 9789938071245.

 

 

Je ne sais pas pourquoi la nouvelle a, ces temps-ci, mauvaise presse chez nos écrivains alors qu’elle prospère au Maroc, connaît un second souffle en Egypte et n’a rien à envier en Amérique Latine à son frère aîné, le roman. La question, souvent occultée, mérite réflexion et long débat….

 

 

Si je l’évoque ici, c’est parce qu’elle refait surface dans Jours d’automne à Tunis, dernière publication du romancier Ahmed Mahfoudh (Arabesque, 2015). L’ouvrage compte 153 pages et quatre récits moyennement longs et bien écrits. Sur la quatrième de couverture et dans la postface, ils sont désignés par des termes généraux comme « fictions » et « récits ». Le livre   porte l’étonnante indication « roman ». Or, ces textes tiennent plutôt de la « nouvelle ». Mieux encore, ces « nouvelles » sont superbes. Elles reposent, pour la plupart, sur une intrigue ramassée autour d’un  personnage central avec une construction dramatique minimale et surtout une vigilante narration qui se veut aussi précise que concise etc. C’est à se demander si Ahmed Mahfoudh ne pratique pas la chose en s’interdisant le mot.

Gardons-nous, de grâce, d’enfoncer des portes ouvertes au sujet des fameuses « lois du genre ». Il va sans dire que le roman, de plus en plus hybride, n’en a presque plus. Sans doute Ahmed Mahfoud a-t-il baptisé ces textes  « roman » en raison du motif qui les relie organiquement les uns aux autres. Je pense  notamment au thème de l’automne,  ce  beau leitmotiv qui,  au-delà de la chronologie des faits, confère aux quatre histoires une météo existentielle  propre à la ville de Tunis. Sans doute aussi  au nom  de sa légitime et totale liberté, en tant qu’écrivain, de disposer de son texte et de ses créatures. Je ne suis donc pas  vieux jeu, ni adepte de l’orthodoxie académique.

Mais motivé par le seul plaisir du texte,  je revendiquerais volontiers  de  débaptiser Jours d’automne à Tunis afin de lui restituer les charmes discrets de la forme brève. Ceux que l’on sent et goûte à la lecture d’un « recueil de nouvelles ». La joie de lire est aussi, faut-il le rappeler,  dans la liberté de ton et la diversité des fables, hors d’un ouvrage- roman.

L’écrivain  Ahmed Mahfoudh  a une sensibilité  très urbaine. Tunis lui sert de vrai continuum entre le réel et la fiction. Il  vit à Tunis. Il y fait vivre la plupart de ses personnages. La cohabitation semble avoir crée, entre lui et eux, une sorte de convivialité ou plutôt un sentiment de bien-être dans un «  chez-nous » aux dimensions de la cité. Eux, grands flâneurs, se promènent à Tunis longuement. Savoureusement. Ils empruntent, comme pour  faire plaisir à leur auteur, les  rues et ruelles de la Médina qu’il avait foulées naguère. Comme lui, certains fréquentent le café de l’Univers quand ils  n’avaient pas déjà bu, au bon vieux temps,  à la hâte et de passage,  une bière  bien fraîche au Brasilia café.

Ayant vécu dans des périodes proches mais différentes, les personnages de Jours d’automne…ne se connaissent pas ni ne peuvent se rencontrer.  Chacun mène sa barque dans un Tunis automnal au gré des jours : Adel, le héros de « Premières pluies »,  est fonctionnaire au Ministère du tourisme. Il divorce de sa première femme avant de se réinstaller dans sa « Médina natale », à la Kasba, où sa passion pour le cinéma et la littérature conforte son amour pour Murielle. Dans « Construire », Saber, professeur d’histoire au Sadiki, a été, lui aussi, contraint de quitter la Médina. Il vend la maison paternelle pour satisfaire, résigné,  à la demande impérieuse de sa femme et suivre la mode du moment : se faire construire une villa en banlieue.  Saber y va de mal en pis, de chute en chute. Ruiné matériellement puis moralement à cause de la fameuse « mramma », il est rattrapé par une autre beaucoup plus générale, celle de la Révolution.  Sa dernière chute est bien réelle : il tombe du premier étage de sa villa encore en chantier et se blesse mortellement. Il en va tout autrement de Najmeddine Yalmäou, dans le troisième récit. Sa détermination à maigrir conduira ce « parfait bureaucrate » de service à devenir, de péripétie en péripétie,  « un héros de la Révolution » et une personnalité d’envergure internationale. Postérieure à la Révolution, la dernière nouvelle raconte le drame d’un père dont le fils, Ismaël, a été converti au Djihad. Le fils prodigue est arrêté en Syrie où il attend sans grand espoir son procès.

Najmeddine Yalmaôu ne brille pas seulement par le  nom qu’il porte. Le récit de son ascension est, lui aussi, exceptionnel. Dans un Tunis  que les pluies  de l’arrière saison vont bientôt « laver des songes de l’été », Yalmaoû décrit sa marche avec solennité comme s’il se voyait dans une procession: « Je marche au milieu de ce gris épais dont la poussière de pluie me frappe au visage. Derrière le rideau de brume, le spectacle devient irréel. ». Mais bien plus irréelle et plus insolite est encore son histoire avec la Révolution. Elle est d’un cocasse tout neuf, tout frais. Alors qu’il fait la grève de la faim pour maigrir, la machine médiatico-politique se met en branle pour le hisser au rang d’un « Lumumba » tunisien.   L’aspect farcesque y est amplifié par le grand manège médiatique qui a fabriqué cet énergumène à coups de  discours et d’images. Curieux personnage que ce Yalmaôu ! Il « aime le foot, la chicha et la bouffe », nargue l’Histoire sans vraiment le vouloir ni le savoir et dévoile grâce à « son aventure insensée » l’envers du décor. Plusieurs  personnalités de la société civile sont de la partie. Elles s’invitent dans le texte, mais sans heurts, ni surcharge. Au grand bonheur du lecteur,  leur langue de bois, toujours décalée par rapport à la réalité du personnage,  crée un immense crescendo d’hilarité. En tout cas, mon plaisir personnel,  et je ne m’en cache pas, a aussi le goût d’une revanche. Je me réjouis de ce grand déballage ironique sans doute  pour avoir été si longtemps avachi, abêti….par les discours de Hamma et  Messieurs Machins, défenseurs de l’Homme et de la Bête…

Dans cette nouvelle, le réquisitoire contre la vulgate révolutionnaire est d’autant plus direct, plus incisif  qu’il se fait en peu de pages, presque à bout portant. Ahmed Mahfoud, qui a le sens de la scénographie, réussit à monter, séquence par séquence, le puzzle de cette supercherie. Dans « Le Voyage du fils », Ismaïl fait, lui aussi, partie des lendemains de la Révolution  qui déchantent. Mais c’est une créature d’un autre genre. De la Révolution, il en est la face tragique. L’originalité de la nouvelle intitulée « le Voyage du fils » n’est nullement dans le choix d’un protagoniste terroriste qui devient , hélas, une figure banale,  encore moins dans le récit de sa triste mésaventure. C’est à travers les fragments du journal d’Ismaïl que le père parvient à reconstituer le scénario de son embrigadement. Telle une maladie virale, la contamination par le Djihad connait une longue période d’incubation silencieuse, secrète mais dévastatrice.

Hormis le premier texte dont la vocation initiale n’était manifestement pas narrative, Le dosage de l’information dans les trois autres dénote d’une fine connaissance de la forme brève et de ses modalités.

En réfléchissant sur ce « déni de forme » ou de genre chez Ahmed Mahfoudh, je ne saurais m’empêcher d’évoquer ici l’attitude humoristique de Marcel Aymé. Il aimait souvent se jouer de l’arbitraire qu’il  exerçait sur ses propres créatures. Il racontait dans l’une de ses nouvelles qu’un personnage, mécontent de son sort,  quitta la fiction et s’enhardit à  venir frapper à la porte de son auteur pour lui demander des comptes.

Plus sprinteurs qu’ils ne sont marathoniens, les personnages de Jours d’automne.. sont mis, à leur insu, sous la bannière du « roman ». C’est dire qu’ils auraient quelque raison de contracter cet esprit frondeur et que  Monsieur Mahfoudh,  qui réside à Tunis  et non loin de chez-eux,  pourrait avoir de la visite.

 

Chaâbane Harbaoui