Le romancier tunisien Yaman Manaï vient de remporter le prix des 5 continents de l’Organisation internationale de la Francophonie pour son roman L’Amas ardent paru aux éditions Elysad. Nous félicitons Y. Manaï et son éditeur tunisien pour ce grand succès.

Nous remettons en ligne, à cette heureuse occasion, l’article signé par le critique Kamel Ben Ouanès en mai dernier dans lequel il a souligné la puissance romanesque de ce livre. Bonne lecture !

Yamen Manai : L’Amas ardent, Editions elyzad, Tunis 2017, 235 pages.

 

Comment transformer l’actualité politique et sociale en une matière narrative ? Selon quel dispositif formel le procès social se mue en un texte littéraire ?  C’est autour de ce projet que se dessine le roman de Yamen Manai  L’amas ardent.

 


En dépit des apparences, l’objectif n’est pas aisé, car  que dire de plus de ce que tout le monde sait déjà à satiété sur la révolution, sur ses implications tentaculaires et sur ses conséquences favorisant heurs et malheurs ? Envisagée sous cet angle, l’entreprise est périlleuse. Comment échapper, en effet,  aux résonances rabâchées, aux écholalies inlassablement relayées par les médias et aux palabres quotidiens qui se déclinent en joute bruyante ? C’est un défi que l’auteur s’est appliqué à relever.

Il faut souligner d’abord qu’Y. Manai affiche ici le profil de l’écrivain engagé dont le souci majeur est de se pencher, avec une vision critique, sur l’état actuel de sa société.  Dans ce sens, il s’attarde sur le contexte politique de la révolution de janvier 2011, avant de focaliser son attention sur ses conséquences, notamment après l’émergence de la mouvance islamiste et la dangereuse irruption des terroristes dans le paysage national. Voilà donc nettement tracée la carte géopolitique de la Tunisie post révolutionnaire. Mais pour l’auteur, il serait impossible de cerner les contours de cette situation de crise, sans prendre en considération les « dessous des cartes » et dévoiler les forces occultes qui tirent les ficelles du destin du peuple. L’auteur n’hésite pas à en désigner les auteurs, en faisant allusion à une nébuleuse complicité entre Emirs, hommes d’affaires voraces et chefs islamistes locaux.

Sur ce fond d’actualité, l’auteur insère une fable : dans un bourg perdu aux confins de l’arrière pays, les filles du Don sont attaquées par une horde sauvage, par de monstres pilleurs. Disons-le autrement : les ruches d’un paisible apiculteur sont saccagées  par une étrange espèce des frelons géants. L’homme ne plie pas devant ce fléau. Mais pour pouvoir y résister, il faut d’abord identifier la nature de cette espèce mystérieuse, jamais connue de mémoire d’apiculteur.

En concomitance avec cet incident, les habitants du village de Nawa sont gagnés par un phénomène inédit : suite à l’incursion du parti de Dieu dans le village, les femmes se voilent et les hommes portent la tunique, en guise de signe de piété. La preuve que les acolytes du parti ont réussi à gagner les cœurs et les esprits, à force d’arguments : denrées alimentaires, vêtements, et une place de choix au paradis de Dieu et dans le cœur  des cheikhs du parti. Dans ce sens, le bourg sort de sa torpeur. Il est gagné par les convulsions de l’Histoire. Chacun dans le village a choisi son camp. Don, l’apiculteur, fait le voyage jusqu’à Tunis cherchant remède au mal qui a frappé ses abeilles. Toumi, un jeune amoureux transi, est happé, enrôlé  dans un contingent des terroristes.

La fable et l’actualité politique se croisent, se superposent, si bien que l’une devient l’image allégorique de l’autre. Dans ce sens, l’ancrage historique est interrogé par le biais de la fiction.  Cela signifie que la fable fait entrer la réalité dans le texte. Mais ce diptyque narratif est raccordé à une troisième strate, celle qu’énonce la scène inaugurale du roman : sur leur Yacht qui s’achemine vers la côte tunisienne, un ambitieux Emir qatari et son complice, Silvio, un affairiste italien,  trament un exaltant projet aux yeux du jeune prince : œuvrer activement à l’hégémonie et à l’essor du royaume. A peine esquissée, la scène incipitale est oubliée, écartée de l’horizon d’attente du lecteur. Et pour cause : les passagers du Yacht incarneront cette force de l’ombre qui vont agir à distance et provoquer les bouleversements que le pays vivra ensuite. On retrouve ici la fameuse « thèse du complot », largement soutenue par une frange de l’intelligentsia locale. Cela nous montre clairement que  le roman est construit tel un jeu d’échos, un dispositif de connexions  entre les trois niveaux (la réalité, la fable et le pouvoir occulte des conspirateurs). Le choix de cette structure s’inscrit dans une approche argumentative qui vise à expliquer d’une façon logique, rationnelle, selon la règle de cause à effet, le mécanisme  du séisme qui a frappé le pays.

L’objectif  de l’auteur est de procéder à une radioscopie subtile des maux dont souffre le pays, tout en mettant progressivement face- à -face la menace de la terreur et les frémissements de la résistance. Dans ce cas, les rôles sont clairement distribués, suivant une vision nettement manichéenne : les bons et les méchants. D’un côté, Don, l’apiculteur, affichera  un tempérament vaillant et un caractère affranchi de tout endoctrinement. De l’autre, les fanatiques et les auxiliaires du parti de Dieu adopteront une conduite aveugle, violente et luciférienne.

Dans cette même perspective, et à l’ère de la mondialisation, tout événement intérieur a des ramifications transnationales, si bien que  le monde se trouve lui aussi happé par cette vision manichéenne : une nation bienheureuse et une autre vouée à la bigoterie. Et le roman nous conduit à travers ses personnages à visiter l’une et l’autre.  En effet, du temps où il était jeune, Don a fait l’expérience de l’émigration en Arabie. Là, il a découvert combien, dans ce berceau de l’Islam, la piété côtoie la perversion et l’opulence nourrit le vice. Alors qu’au Japon, où les amis de Don, Jannet et Tahar, ont fait le voyage pour apporter le précieux remède au mal qui a affecté les abeilles de  leur ami, le   dynamisme des gens n’a d’égal que le raffinement de leur conduite. Au pays du soleil-levant, « les hommes et les femmes aux traits différents, mais aux expressions si familières. Tous courtois et unis par le respect des règles de la collectivité ». D’après le témoignage de Don, le miel en Arabie est associé à un usage de débauche, alors qu’au Japon on cultive précisément l’amas ardent (d’où le titre du roman), l’efficace antidote contre les redoutables frelons géants.

Comme dans son précédent roman La sérénade d’Ibrahim Santos, l’univers romanesque dans L’amas ardent procède du réalisme poétique qui rapproche Manai, à bien des égards,  des écrivains latino-américains : la crise politique et sociale trouve sa résolution dans l’irruption allégorique d’un élément merveilleux, stupéfiant et forcément imaginaire. Inutile donc  de chercher dans  ce roman un cheminement logique entre les épisodes du récit, car les digressions récurrentes, les ellipses temporelles, l’artefact des oppositions entre les êtres et entre les cultures font en sorte que le roman semble être traversé par un irréductible hiatus entre une réalité d’une insupportable brutalité et une fiction incapable d’assumer la règle du vraisemblable.

Kamel Ben Ouanès