Bachir Khraief, BARG ELLIL,

Traduit de l’arabe (Tunisie) par

Ahmed Gasmi, Editions arabesques, 2017


A l’heure où nous célébrons le centenaire de l’écrivain Bachir Khraief (1917-1983), la traduction de Barg Ellil* vient à point pour rendre hommage à un de ses romans et plus généralement à toute l’œuvre qui a marqué la scène littéraire tunisienne des années 50/60 par la langue et le pittoresque qui restituent un milieu spécifiquement tunisien. Ce qui nous permet de parler à juste titre et à l’instar d’autres hommes de lettres de l’époque tels qu’Ali Douâgi, de tunisianité. Bien plus, la traduction d’Ahmed Gasmi est heureuse ; elle colle fidèlement à l’atmosphère et à la langue dialectale ancrées par l’auteur.

 

Barg Ellil est l’histoire d’un amour rendu impossible par les structures aveugles de la société féodale esclavagiste de l’époque (la Tunisie du 16ème siècle) et les cruautés de l’Histoire à cause desquelles il ne pourrait y avoir d’amour heureux, selon l’expression d’Aragon.

 

 

Le héros Barg Ellil, un noir déporté d’Afrique comme esclave, travaille chez un alchimiste lorsqu’il tombe amoureux fou de Rim, une jeune épouse emmurée par son mari parti en pèlerinage, laquelle épouse, pour se désennuyer, monte sur le toit[1] et regarde le jeune apprenti jouer sur ses bouteilles une musique endiablée. Ainsi, l’oppression du nègre coïncide avec celle de la femme, battue, répudiée et enfermée dans une maison dont la porte est remplacée par un mur.

Comble de chance pour le jeune noir, le mari ayant découvert les loisirs de son épouse, jure de la répudier, mais pour la reprendre selon la loi islamique, elle doit d’abord consommer un nouveau mariage pour divorcer ensuite. C’est à Barg Ellil que revient le rôle de tayess ou mari d’une nuit[2]. Seulement, notre héros refusant de jouer le rôle de mari provisoire, par amour pour la belle Rim et après avoir goûté au fruit tant attendu, refuse de divorcer.

C’est le début d’une vie de fugitif au moment où Tunis connaît l’invasion de l’armée turque: il fait alors la connaissance de Chaâchou, recruté par Khair-Eddine Barberousse dans son armée après avoir été envoyé aux galères pour avoir organisé l’enlèvement d’une femme mariée de Dar Jaouad[3] : une nouvelle grande amitié naît entre les deux hommes ayant pour ciment leur quête commune d’un amour perdu. Généreux mais ne pouvant donner que ce qu’il a, Barg Ellil propose à son ami démuni de le vendre comme esclave, il s’arrangera ensuite pour fuir de chez son nouveau maître et le rejoindre. L’entreprise réussie, le jeune noir aidera Chaâchou dans sa bataille contre les Espagnols en jetant de l’eau sur leurs arquebuses du haut du minaret de la Grande mosquée de la Kasbah. Barg Ellil est promu gardien de la citadelle de la Kasbah où sont enfermés les prisonniers de guerre, mais il a à présent de nombreux poursuivants qui veulent avoir sa peau : le mari cocufié, le maître abusé, sans parler de la vieille qui l’a acheté pour faire de lui le guérisseur de son fils. Outre l’amour, l’amitié apparaît ainsi comme une valeur très positive dans le roman puisqu’elle favorise la révolte : si l’amour fonctionne comme une contestation des structures féodales en défaveur de l’égalité sexuelle, l’amitié amène le héros à remettre en question son statut d’esclave. En effet, la fuite incessante provoquée par le serment de n’être qu’au service de son ami, l’amène à une réflexion amère sur la société esclavagiste :

Il était noir et le monde où il vivait était celui des blancs. Ah ! S’il pouvait retourner dans son monde, celui des noirs ! S’il pouvait retrouver la forêt luxuriante de là-bas, au cœur de l’Afrique. Vivre de nouveau dans le village de hutte de feuilles de palmiers où les siens pilaient du mil en accompagnant leurs gestes de chants mélancoliques ! (p.106)

A la fin, ayant empoisonné les Espagnols en versant de l’arsenic dans le puits où ils se désaltéraient, Barg Ellil pouvait prévoir leur retrait dans quelques jours. Lorsque se réalise ce qu’il anticipait et que les Espagnols quittent Tunis, le mari de Rim, croyant en sa sainteté, le traite avec respect. Il lui permet même de cohabiter et de voir Rim chaque fois qu’il en a envie ; Barg Ellil réalise ainsi son rêve d’être à jamais à proximité de sa bien-aimée. Pour réparer l’éloignement un seul baiser lui avait suffi. Mais l’appel de la liberté est plus fort ; ne pouvant ni continuer à vivre en esclave, ni fuir incessamment ses maîtres, il choisit de prendre la vaste mer avec son compagnon Chaâchou.

On comprend l’intérêt qu’un tel roman suscite chez le public des années soixante, lequel intérêt a été décuplé par la transposition du roman en feuilleton radiophonique. Ce roman est d’abord une satire violente des structures féodales persistantes à l’époque malgré la révolution moderniste de Bourguiba– le roman ayant été publié quatre ans après l’indépendance du pays. En effet, si l’esclavage a été aboli dès 1846 par le 1er Bey Ahmed, dans la pratique la classe au pouvoir continuait à employer les Noirs à des tâches très subalternes, les femmes noires surtout constituaient l’essentiel du personnel domestique. Bien plus, le statut de la femme continuait à être régi par les tribunaux islamiques malgré l’institution du code de statut personnel en 1957 qui mit fin à la discrimination sexuelle. Ainsi, à travers le cas de Rim, Bachir Khraief dénonce la répudiation de la femme, une des séquelles des tribunaux islamiques abolis. D’un autre côté, il stigmatise à travers l’amante de Chaâchou Dar Joued, une prison pour femmes désobéissantes à leur maris et abolie dès l’indépendance. L’écrivain sympathise avec la lutte moderniste de Bourguiba contre les scléroses d’une tradition alourdie par des structures féodales inchangées.

Si le roman interpelle par sa dimension satirique qui l’ancre dans le réel tunisien de l’époque, le plaisir de la lecture et l’accueil favorable qu’il a reçu s’explique surtout par sa structure picaresque caractérisée, non seulement par la richesse des péripéties et l’indétermination du devenir diégétique du héros, mais encore par la variété des milieux et des atmosphères investis.

En effet, le lecteur est confronté à un récit de type accumulatif. Le héros accumule les mésaventures et les tentatives pour échapper à des situations apparemment sans issue - ainsi lorsqu’il se retrouve dans la maison du Cheikh, coincé par deux serviteurs, acculé à signer l’acte de répudiation, il trouve encore le moyen d’y échapper. Mais toutes ses machinations lui retombent dessus et il se retrouve face à ses poursuivants qui réclament justice. L’auteur lui aménage alors en guise de sortie un coup de théâtre: Barg Ellil est considéré comme un saint, il est donc intouchable. On remarque que contrairement au roman réaliste, le roman picaresque use abondamment d’une liberté d’imagination et de fantaisie, qui est gage de plaisir et de jouissance pour le lecteur.

Bien plus, la mobilité du héros picaresque constitue également un gage de dépaysement pour le lecteur à qui est offerte l’opportunité de voyager dans le temps, mais aussi dans l’espace. Ainsi, Barg Ellil ayant été chassé par son maître alchimiste, nous promène à travers les événements troubles qui sont les symptômes de fin de règne hafside : d’abord l’invasion des Turcs qui sont venus à l’appel de la population de Tunis, chasser le sinistre Emir Moulay Hassan et instaurer l’autorité du sultan ottoman, épisode relayé par la bataille contre les Espagnols venus au secours de l’Emir. Barg Ellil, ami de Chaâchou au service des Turcs, va user de subterfuges pour empêcher les Espagnols de prendre la citadelle de la Kasbah, non en héros épique exemplifié par son courage et son dévouement, mais en véritable anti-héros de bande dessiné qui remplace le courage par la ruse jouissive et qui fait du combat un véritable amusement, une catharsis qui lui permet d’oublier pour un temps sa condition de marginal. D’un autre côté, grâce à Barg Ellil, nous pénétrons dans l’intimité des milieux tunisois et voyons par ses yeux ce qui se passe derrière les épaisses murailles de la médina.

Plaisir lié au roman d’aventures et au pittoresque, cela ne doit pas nous faire oublier que Barg Ellil est un esclave. A travers lui, Bachir Khraief raconte la saga des Noirs d’Afrique, enlevés de leur village, séparés de leurs parents et vendus comme des bêtes sur les marchés d’esclaves. Si burlesques que soient les aventures du héros, l’auteur nous rappelle qu’il s’agit d’un nègre marron ; Barg Ellil lui-même, dans sa fuite incessante devant ses maîtres, même s’il a l’air de s’amuser, retrouve la conscience douloureuse de sa condition d’esclave :

Pourquoi ces blancs pouvaient-ils disposer de lui comme ils l’entendaient ? N’était-il pas un être humain comme eux ? Et dans bien de domaines, n’était –il pas plus habile qu’eux ? Ces gens l’achetaient puis quand il avait fini par oublier sa condition d’esclave et que, l’habitude aidant, s’était attaché à eux, ils le vendaient sans tenir compte de ses sentiments. (P. 112)

Barg Ellil peut être considéré comme un roman d’esclavage, non en termes d’épopée à l’instar des grands romans américains ou antillais du genre, mais plutôt sur le mode burlesque avec une note d’humour et de poésie. Car le pauvre Barg Ellil ne prétend nullement à l’héroïsme, c’est un Candide tunisien chassé du paradis où il vivait à proximité de sa bien-aimée, appelé comme le héros voltairien à découvrir les maux de son époque. Et lorsqu’il retrouve sa Cunégonde, rien n’est plus comme avant, l’appel de la liberté est plus fort que l’amour. Il se contente d’un seul baiser avant de s’embarquer en mer vers de nouvelles aventures.

Ahmed Gasmi a réussi le pari de rester fidèle à l’atmosphère du roman de Bachir Khraief, grâce à une langue fluide, simple et pourtant chargée d’émotion poétique. Aussi ne pouvons-nous que lui rendre hommage, au même titre que l’auteur, pour cette traduction – que je qualifierais même de réécriture- réussie, susceptible de faire connaître la qualité de ce roman au-delà de nos frontières.

Ahmed Mahfoudh



[1] Les toits des maisons arabes, bas et plats, constituent une structure ouverte qui permet de communiquer entre différentes maisons à travers leurs patios.

[2] Le « tayyès » est l’homme qui, en acceptant de conclure un contrat de mariage provisoire, presqu’aussitôt rompu par un divorce, permet à l’époux ayant prononcé la formule rituelle de la répudiation, de se remarier en toute légalité avec sa femme répudiée. En général, ce mariage devant être consommé et pas seulement formel, le choix du « tayyès » allait plutôt vers des hommes socialement minorisés, esclaves, domestiques, va-nu-pieds, adolescents afin de préserver quelque peu la fierté de l’époux.

 

[3] Dar jouad est une maison de redressement collective où les maris pouvaient envoyer leurs femmes désobéissantes jusqu’à ce qu’elles retrouvent la raison et la soumission traditionnelle.