Wafa ghorbel, Le Tango de la déesse des dunes,

La Maison tunisienne du livre, 2017, 284 pages, 20 D.

 

Les deux romans de Wafa ghorbel – Le Jasmin noir et Le Tango de la déesse de dunes – constituent un diptyque qui raconte les mésaventures d’un couple moderne condamné à un amour impossible, contrarié par des règles sociales et des blocages personnels. Le second roman, objet de notre intérêt, n’est qu’une seconde version du premier, la voix masculine relayant la féminine pour apporter un éclairage extérieur à l’analyse d’une passion morbide où l’amante s’était enlisée sous le poids d’épisodes infantiles insurmontables.

 

A ce titre, le roman est un jeu de miroirs ; l’écrivaine après s’être regardée en train de voir (Le Jasmin…), se regarde en train d’être regardée (Le Tango…) : jeu baroque où l’objet obscur du désir est tourné et retourné sous la lumière crue de la scène, où deux perspectives se complètent au grand bonheur du lecteur qui a une vue désormais large sur le mal dont souffre le personnage de la femme. Mais ce jeu est surtout au bénéfice de l’auteur lui-même qui confisque la voix de la femme aimée et de l’homme aimant afin d’imposer à son lecteur sa propre vision des choses : Wafa Ghorbel triche avec son lecteur (au sens littéraire et noble du terme) pour substituer à une expérience amoureuse réelle une vision idéalisée par la force du verbe, du rêve et de la poésie –n’est-ce pas là la mission de la littérature qui nous embellit la vie pour la rendre plus supportable ? Mais cet égocentrisme littéraire n’est pas sans risque également : dans ce jeu de rôle vertigineux –la voix de l’homme relaie celle de la femme, mais cette dernière revient fréquemment pour parasiter le discours masculin – le sujet perd sa consistance et devient rôle pur, sans substance moïque. C’est peut-être cela la passion amoureuse, ce jeu de rôle vertigineux où les moi se dissolvent inconsidérément : « je me suis tellement rapproché de Toi que j’ai cru devenir Toi », affirme Hallaj : le sentiment amoureux est proche de cet état mystique où le poète se sent fou d’amour pour son dieu.

La multiplication des perspectives pour appréhender  la figure féminine l’obscurcit davantage qu’il ne l’éclaire. Mais ce flou est poétique et nous plonge dans la complexité du cœur humain, un cœur d’autant plus  complexe qu’il est en crise, ravagé par la passion, interpellé par des valeurs culturelles contradictoires, suspendu entre Orient magico-mythique (magie, superstitions…) et Occident libéral (émancipation socioculturelle).

Clivage du sujet amoureux avec son moi, signifié par le brouillage de la scène énonciative, mais également par l’effacement  des frontières génériques : Le Tango…est-il un épisode de roman feuilleton ? Oui, vu la continuité avec le premier roman. Sauf qu’il n’y a pas cette progression dramatique qui fait l’essence même du genre, cette impatience du lecteur à découvrir de nouveaux événements. Le second roman ne fait que répéter le premier sous un autre angle. Est-il un roman autobiographique ? L’emploi de la première personne ainsi que l’identité de l’expérience socioprofessionnelle et artistique entre le personnage féminin et son auteur permet de le penser. Mais sans pacte autobiographique, rien ne permet de l’affirmer. Enfin, est-il un roman épistolaire ? Il s’agit bien de trois longues lettres envoyée à la bien-aimée, mais il n’y a pas d’échange, c’est un épistolaire à sens unique, telle la bouteille jetée à la mer.

En fait, écrire en lettres n’est ici qu’un mode poétique qui a plusieurs fonctions. D’abord, l’épistolaire permet cette confusion entre l’énoncé et son énonciation : entre le je et le tu, un pont discursif est jeté ; celui qui parle s’implique, se dévoile, il se décrit autant qu’il écrit ; c’est la parole vive et émue qui ne doit pas laisser indifférent et qui attend en retour qu’on lui réponde, tels ces chevaliers envoyant une missive à leur dame et qui ne quittent pas les lieux avant d’avoir reçu leur réponse. D’autre part, l’épistolaire a une fonction impressive : le narrateur voudrait créer un effet chez son interlocutrice, s’attirer sa compréhension, même si c’est une histoire d’amour bel et bien terminée au moment où commence le roman. L’important, c’est l’histoire d’amour elle-même et non sa fin (l’union conjugale), son bouillonnement et les rêves et l’utopie qu’elle a suscités, la magie dont elle s’est entourée.  Et là intervient une troisième fonction : c’est le bénéfice cathartique de raconter cette aventure : non seulement, l’amant se purge de ses souvenirs, n’en gardant que les délices amoureux comme au réveil d’un doux rêve d’amour. On ne se rappelle rien, juste que c’était un beau rêve. Et puis l’écart établi par l’écriture permet de prendre ses distances, de se déresponsabiliser de l’échec, l’attribuant à quelque caprice de la destinée. Par le truchement de ce dispositif épistolaire, Wafa Ghorbel tente une plaidoirie qui la réhabilite aux yeux de sa conscience (fonction cathartique), de son partenaire (fonction impressive) et de son lecteur (fonction rhétorique).

Cette histoire d’amour aurait été tellement banale, semblable à tant d’idylles conclues par un échec, si elle n’était entourée d’un champ intertextuel intéressant qui lui donne sa dimension poétique et son aspect insolite. Je pense d’abord au dialogue qui s’établit entre son activité créatrice et son travail de chercheure. Lorsqu’on a travaillé pendant des années sur la poétique du mal chez Georges Bataille, on se sent personnellement concerné par cette atmosphère sombre et ténébreuse, propre à l’univers de ce poète-philosophe. A ce titre, cette idylle amoureuse oscille entre lumière et obscurité : tantôt, c’est l’atmosphère méditerranéenne qui prévaut, couleurs lumière et odeurs, tantôt les amoureux sont pris au piège de traditions obscurantistes et de sombres préjugés sur le statut de la femme, tantôt l’art donne des ailes à nos deux tourtereaux qui s’envolent vers la clarté céleste, tantôt ils sont alourdis par des traumatismes originels (viol, pratiques rituelles, castration symbolique)

Le deuxième intertexte déterminant dans l’écriture de ce roman, c’est la proximité des pratiques artistiques auxquelles s’adonne l’auteure, principalement le chant et la danse. Le tango qui donne son titre au roman décrit la relation amoureuse  à travers une de ses figures principales, ce jeu de fusion/ détachement qui caractérise cette danse, sans oublier l’alternance de la transe et de la gestuelle calculée. Cette alternance rythme tout le roman fait de fuites lyriques et de commentaires à froid. Quant au chant - j’ai eu l’occasion et la chance d’écouter la belle voix de l’auteure – il imprègne le texte et on ne peut pas rester insensible à la musique des phrases.

Un énième roman d’amour diriez-vous ? Le mythe qui fait la beauté de telles histoires n’en est pas moins intact. Et la magie du conte chez Wafa Ghorbel fait le reste.