Mohamed Kerrou, L’autre révolution, Cérès éditions, essai, Tunis, 2019, 17dt, ISBN : 978-9973-19-804-4.

 

A présent, la révolution tunisienne a très mauvaise presse. Peut-elle échapper à la malédiction que la française en 1789 et la russe en 1917 avaient endurée peu après leurs débuts euphoriques ? Rien n'est moins sûr. La nôtre, quoique petite et très pacifique, ne fait pas exception. Elle suit la courbe implacable pour se trouver maintenant au creux de la vague. Elle n’est pas seulement haïe par ses ennemis traditionnels, ceux qu’on appelle dans le jargon des historiens les « contre-révolutionnaires ». Elle est surtout honnie par ceux et celles qui, il y a huit ans, jour pour jour, affluèrent sur Sidi Bouzid, Thala et Bouzaienne, en caravanes citoyennes. Ils portèrent aux régions et localités rebelles le message de la nation reconnaissante. Ce fut un temps éclair qui traversa notre petit pays et rechargea notre affect collectif d’un espoir infini, tel un beau songe d’une nuit d’été.

 

Depuis lors, les déceptions se multiplient à n’en pas finir. C’est que l’on ne se remet pas facilement des lourdes conséquences des deux suffrages de 2011 et 2014 : le premier avait mis démocratiquement les islamistes aux commandes. Les alliances consécutives au second leur avaient permis de revenir au pouvoir par la fenêtre. Depuis, la société civile tunisienne, anti-islamiste pour la plupart, a pris en défiance le soulèvement. Bref, on se morfond d’y avoir cru comme s’il l’on avait commis les sept péchés capitaux.

1- Mohamed Kerrou, le sociologue impliqué :

Dans son essai intitulé L’autre révolution qui vient de paraître aux  éditions Cérès, Mohamed Kerrou n’a pas l’ambition de renverser, à lui seul, la vapeur. Il sait que le malentendu est très lourd et les dégâts très graves après que le 14 Janvier eut servi d’excellente monture aux islamistes puis aux opportunistes politiques de tout bord. Il tient à rappeler qu’il y a eu toutefois révolution chez nous. Bien plus, il croit en l’avenir de ce mouvement plus qu’il ne cherche véritablement à en défendre le bilan. D’où le titre et les sens de son ouvrage : L’autre révolution. Il se garde, autant qu’il peut le faire, de s’impliquer dans la polémique des interprétations dont l’insurrection fait l’objet maintenant. Non que Kerrou veuille se draper de la neutralité du sociologue, mais parce qu’ « il nous manque, précise-t-il, la distanciation avec le présent pour pouvoir analyser le factuel avec l’objectivation requise par les sciences de l’homme et de la société ». Son statut de témoin l’en empêche aussi. Et c’est tant mieux. Il écrit au préambule : » Le regard intérieur et critique adopté ici résulte d’une expérience de chercheur et d’observateur- témoins des changements survenus ces derniers temps ». Attentif aux « subjectivités révolutionnaires », il s’intéresse aux faits et surtout aux mots dont se servaient les acteurs pour les nommer. Aussi, pour désigner le 14 Janvier, reprend-t-il à son compte, sans tergiverser, le mot « révolution » ; « dénomination des acteurs eux-mêmes qui le vivent comme une « thawra ».

A dire vrai, L’autre révolution, qui compte moins de deux cents pages, n’apporte rien que l’on ne sait déjà ni ne modifie considérablement la chronique de la trame narrative du 17 décembre 2010 jusqu’à l’heure actuelle. Mais il présente l’avantage certain de l’avoir simplifiée et contribue ainsi à stabiliser les principaux événements dans une structure narrative intelligible et totalement maîtrisée. Les lecteurs qui sont à la quête de mystères ou de nouvelles révélations notamment sur la fameuse journée du 14 janvier 2014 seront, à coup sûr, déçus. La chronique du soulèvement n’offre plus, en effet, de scoops médiatiques.

C’est que le centre de gravité intellectuel de ce petit essai est ailleurs. Si son auteur, l’universitaire Mohamed Kerrou, ne peut soumettre la révolution à un questionnement purement académique, il n’en jette pas moins sur elle un regard de sociologue dont l’apport s’avère doublement original.

D’abord, en enquêtant sur la topographie de la révolution, Mohamed Kerrou raccorde solidement les moments majeurs de l’insurrection à sa géographie réelle. Il s’agit moins, pour lui, de resituer le parcours de l’insurrection sur la carte de la Tunisie que de ré-ancrer les actions majeures, une à une, dans l’espace urbain : les rues, l’avenue Habib Bourguiba et les nombreuses places publiques. Elles ont servi de lieux de rassemblement pour la foule révolutionnaire à Bouzid, à Kasserine, à Sfax et surtout à Tunis. Elles doivent servir désormais, pour qui sait les interroger, de lieux de mémoire où réside peut-être le vrai sens du 14 Janvier. Comme si Mohamed Kerrou nous invitait à fouler le sol, à marcher sur l’asphalte des places publiques pour avoir constamment les pieds sur terre, et à nous mettre ainsi à l’abri d’une tentation trop spéculative, souvent source d’erreurs d’appréciation assez fâcheuses : « De la Kasba au Bardo, la révolution connut des moments forts qui s’étalèrent sur trois années (2011-2013) et toute une période d’agitation sociale et politique, où les Tunisiens étaient persuadés que l’ancien régime était révolu à jamais ». Erreur : « l’ancien régime » survit encore parmi nous jusqu’à l’heure et il semble même renaître de ses cendres. D’autre part, il est également erroné de croire que l’ancien régime était, durant cette période-là, la seule cible du combat révolutionnaire. De Sidi Bouzid en 2010 au Bardo en 2013, la place publique abritait « un contre-pouvoir » révolutionnaire et dynamique qui se modulait en fonction du pouvoir en place. Les sit-in se multipliaient, mais ne se ressemblaient guère : «Le rassemblement de la Kasba combattait l’ancien régime et celui du Bardo, la contre-révolution islamiste ».

Ensuite, sous le kaléidoscope du sociologue tout était porteur de changement. En fait, tout bougeait. Même la chose dont la symbolique nous paraissait fixe et éternellement identique. Je pense surtout à la réflexion fine que Kerrou consacre, d’entrée de jeu, à la place et au rôle de notre emblème national dans « la guerre des drapeaux » en 2012. Sa symbolique a connu au cours de son histoire des modifications profondes. Mohamed Kerrou démontre, en effet, comment « du drapeau national-symbole de la nation, le passage s’est opéré vers le drapeau-rejet du pouvoir personnel incarné par le Président déchu, Ben Ali, puis vers le drapeau-symbole de la tunisianité opposée à l’islamisation »

2- La révolution citoyenne

Certes, « La Tunisie post-révolution est devenue une caricature de l’ancien régime, par la démocratisation de la corruption et le règne de l’illégalité ». Mais au lieu de s’en tenir à ce constat accablant du 14 Janvier sur les plans politique et social, les intellectuels tunisiens modernistes sont appelés à inscrire l’événement dans une logique plutôt prospective. La révolution n’étant pas encore achevée, pense Mohamed Kerrou, il serait prématuré et surtout vain d’essayer d’en fixer la portée dès maintenant. Pour Kerrou, la nouvelle expérience politique 2011-2014, doit servir de levier à « l’autre révolution » qui est à venir et dont l’acteur essentiel sera la société civile. Celle-ci constituera le relais indispensable à tout le processus révolutionnaire afin d’affermir la citoyenneté du Tunisien et de marquer définitivement son appartenance aux temps présents. Kerrou joint aux aspirations déçues du 14 Janvier (travail, égalité entre les sexes, justice sociale, etc.,) la nécessaire « socialisation » des civilités publiques dont dépendra le vivre-ensemble démocratique. Ces civilités ont trait aux «interactions sociales élémentaires que sont les manières d’être et de faire telles que les salutations, les contacts, les conversations, les services et les indications pour les étrangers, où le respect de l’autre prévaut ».

A la différence de l’historien et de l’homme politique qui conçoivent la révolution en termes de ruptures génératrices de changements, le sociologue y voit plutôt un processus cumulatif. De ce point de vue, les coupures parfois spectaculaires que cause l’action révolutionnaire ne doivent pas voiler ses acquis véritables qui se réalisent par concaténation. Kerrou plaide donc pour « l’autre révolution » qui consolidera les libertés et défendra les « civilités citoyennes » les plus en vue dans le monde d’aujourd’hui comme « la protection de l’environnement urbain et esthétique ». Vaste programme ! S’accorderaient à dire ironiquement les blogueurs désespérés autant que les intellectuels sceptiques et solitaires.

Dans les derniers chapitres de son ouvrage, où il essaie de mettre en place ce projet essentiellement civique, Mohamed Kerrou séduit plus qu’il ne convainc. La pluralité des voies qu’il ouvre dans ce petit ouvrage rend en effet sa tâche incontournable. Mais c’est tout à son honneur ! La meilleure façon de dépasser les déboires du 14 Janvier ne serait-elle pas d’abord de préserver son élan initial en faisant renaitre l’espoir ? En tout cas, Mohamed Kerrou en fait l’affaire majeure de son livre et ne ménage aucun effort pour marquer par-ci par- là les lignes de force et les déficits de la démocratie naissante.

La révolution citoyenne à venir s’avère être une question hautement culturelle. Gardons-nous toutefois de n’y voir que la pétition de principe que nous invoquons souvent pour nous tirer d’affaires. Non, la démarche du sociologue et politologue me semble toute autre. Pour réaliser la promotion des civilités, on se doit d’abord de ne plus compter sur les seuls acteurs politiques (hommes et partis). Leur action, à elle seule, ne règle plus rien. Dans le même sens que Kerrou, je serais tenté d’ajouter, au passage, que l’échec a ses vertus et que le 14 Janvier   a eu un mérite, et non des moindres : il a rendu caduque le mythe de l’homme politique aux pouvoirs providentiels.

Aussi le sociologue se tourne –t-il de plus en plus vers la culture et l’art comme vecteurs essentiels des civilités citoyennes à bâtir. En analysant de nombreuses œuvres théâtrales et cinématographiques contemporaines, Kerrou rend un hommage mérité à Leila Toubel, à Ezzeddine Guennoun et à bien d’autres. Il souligne surtout le rôle qu’ont joué leurs scénographies respectives dans la mise en perspective critique du 14 Janvier. Grâce à L’autre révolution, Mohamed Kerrou rejoint le petit cercle des passeurs d’idées nouvelles. Ils sont peu nombreux à se battre pour mettre en confiance une société civile encore traumatisée. Peut-être ces créateurs et intellectuels l’aideront-ils à prendre le relais civil et civique que nous devons, d’une manière ou d’une autre, à la fameuse journée.