Le livre de Moncef Mehedhbi n’est pas une œuvre de fiction. C’est plutôt un écrit autobiographique dans lequel il cherche à nous faire part des épisodes qui ont marqué profondément les différents moments de sa vie. Mais ce qui a attiré mon attention à la lecture de ce texte , c’est qu’à ma connaissance, je n’ai nullement rencontré jusqu’à ce jour dans la littérature d’expression française ou d’expression arabe , un auteur qui ait le courage de  nous parler de sa vie comme le fait cet auteur, lui, qui est d’habitude réservé et timide .

Car il faut avoir de l’audace pour rendre publics des événements ayant trait à sa vie intime, des épisodes qu’on a l’habitude de ranger dans un coin intime de sa mémoire pour les taire. Surtout s’ils renferment des détails relatifs à une existence dure à vivre, où l’enfant et l’adolescent qu’il avait été, avait énormément souffert du fait de n’avoir pas été particulièrement gâté par le destin. Mehedhbi relate, dans Bribes à sauver de l’oubli, une enfance faite, en somme, de privation et de beaucoup d’humiliation. C’est ce qu’il appelle d’ailleurs dans sa postface, « les années de braise »

Or, la plupart des écrivains d’expression française, quand il leur arrive d’évoquer leur passé, ils le font en général sur le mode de la fiction. C’est, pour eux, une manière indirecte d’éviter de se dévoiler entièrement ou de donner en quelque sorte leur vie intime en pâture aux lecteurs. Si Mehedhbi a choisi de se raconter, c’est que son acte devrait répondre à un impératif impérieux sans lequel il se sentirait vraiment frustré.

Arrivé à l’âge de la retraite, Mehedhbi s’est aperçu que les différents épisodes de de son existence valaient quand même la peine d’être relatés, même si d’aucuns pourraient penser que l’autobiographie serait l’apanage des grands écrivains tels que Chateaubriand, ou des hommes d’Etat de la taille du Général de Gaulle, ou encore de grands artistes ayant acquis célébrité et notoriété. De tels hommes non seulement ont quelque chose de très important à dire, mais ils   savent surtout comment le dire et l’écrire. Eux seuls mériteraient donc de servir d’exemples aux hommes ordinaires que nous sommes.

Or, Moncef Mehedhbi est loin de se trouver dans ce cas-là et son texte ne le présente nullement comme un homme d’exception. Loin s’en faut. C’est plutôt quelqu’un de tout à fait ordinaire qui n’a aucune prétention de servir d’exemple pour qui que ce soit et sa vie n’a rien d’exceptionnel. Que recherche-t-il alors en mettant son cœur à nu ?  C’est tout simplement le moyen de partager avec le lecteur une expérience qui vaut quand même la peine d’être communiquée. Il va donc essayer de nous prouver qu’il a, lui aussi, quelque chose à dire et qu’il faut qu’il le dise et qu’en s’étant empêché jusque-là de le faire pour une raison ou pour une autre, il sentait un grand manque comme si une partie de son être n’avait pas pu s’accomplir. L’écriture serait donc pour lui une sorte d’accomplissement et le moyen d’être en quelque sorte en paix avec lui-même. Telles seraient du moins   les motivations ayant donné naissance à son ouvrage.

Mais ces Bribes à sauver de l’oubli sont-elles des mémoires ou une confession ou encore un journal intime ? Oui, et d’une certaine manière, ce texte s’apparente au discours autobiographique dans la mesure où son auteur y relate les principaux épisodes de sa vie, dans un ordre chronologique (l’enfance, l’adolescence, et l’âge mûr) et montre comment le combat que le très jeune Moncef avait mené et les efforts qu’il avait fournis ont donné leurs fruits. Comme il l’a tant souhaité depuis l’enfance, il sera professeur, se mariera et aura trois filles adorables (les trois N comme il dit).

En fait, l’intérêt de cet écrit autobiographique n’est nullement de nous présenter un personnage hors du commun, à la manière d’un héros de roman, mais de mettre l’accent sur une enfance et une adolescence marquées par des privations de toutes sortes : le père qui, faute de moyens vivait avec sa famille dans la dèche, pour reprendre l’expression populaire. Il se déplaçait d’une région à l’autre à la recherche de travail et avait fait tour à tour le manœuvre, le mineur, le porte-faix, le docker pour finir à l’âge de 40 ans épuisé et mourir dans un lit d’hôpital.  Mais l’enfant, en dépit de ces conditions de vie et grâce à sa mère, une véritable mère courage qui a la trempe d’une héroïne de roman, ne tombait pas dans la délinquance, ne décrochait pas. Il avait même des résultats satisfaisants à l’école, réussissait sans problèmes tous ses examens et parvenait à obtenir tous ses diplômes. Surtout, il ne semblait pas du tout prêt à jeter l’éponge.  Bien au contraire, il aimait la vie et la prenait comme elle venait en se battant avec les maigres moyens dont il disposait.

Toutefois, ce texte s’écarte quelque peu de l’autobiographie pour ressembler plutôt à des mémoires. En effet, il relate, en plus des souvenirs personnels ou familiaux, d’autres ayant trait à des moments historiques que les enfants de sa génération avaient vécus. Mehedhbi les évoque à la fois avec les yeux de l’enfant qu’il était et à travers le jugement de l’adulte qu’il est devenu. C’est de cette façon que les évènements de la guerre de Bizerte sont relatés dans Bribes à sauver de l’oubli.  Ce sont des faits tragiques et sanglants dont il avait été témoin et qui avaient failli les emporter, sa famille et lui, lors d’une nuit de terreur. L’adulte qu’il est devenu va donc analyser, à tête froide, cette tragédie et montrer le grand gâchis causé par l’envoi de ces jeunes volontaires à une véritable boucherie et qui avait coûté la vie à au moins 3000 hommes.

En tout cas, la vie professionnelle Mhedhbi et son quotidien de prof de français tiennent une place de choix dans ces Bribes qui sont émailleés d‘anecdotes plus drôles les unes que les autres, et de réflexions sur son métier qui devenait de plus en plus problématique à cause de la mise sur pied par un ministre démagogue, vers les années 70, d’une politique éducative catastrophique. A ce propos, Moncef Mehedhbi déplore la politique d’arabisation établie dans l’improvisation et sans préparation aucune qui allait ramener l’enseignement et surtout celui du français à un niveau trop bas,    jamais égalé depuis l’indépendance du pays. C’était une véritable hécatombe : Le niveau du français (pourtant la 2ème langue enseignée depuis le primaire) avait baissé en même temps que celui des profs non spécialisés dans la matière. Ces derniers étaient malgré eux appelés à enseigner une matière qu’ils étaient loin de maitriser, faute de formation. Le narrateur dresse donc sans complaisance un état des lieux des plus alarmants et préconise, pour redresser le niveau des élèves, des solutions qui s’inspirent de méthodes essayées ailleurs et qui ont porté leurs fruits ; celles-ci ciblent aussi bien la formation des élèves que celle des formateurs eux-mêmes.  Bien plus, Mhedhbi critique surtout un état d’esprit qui est à réformer de fond en comble, si on veut vraiment que les choses changent.

Maintenant, et au terme de cette lecture, on pourrait légitimement se demander si cet illustre inconnu nous présente un écrit susceptible de nous intéresser en tant que lecteurs qui recherchons avant tout de l’originalité dans la façon de relater son passé ou dans sa façon de juger les choses ? Ce qu’on pourrait dire à ce propos, c’est que le véritable intérêt qu’on peut y trouver est tout autre : l’auteur des Bribes à sauver de l’oubli n’a nullement la prétention de parler de son passé en s’inspirant d’un modèle d’écriture dans le genre. Il ne cherche nullement à faire joli, encore moins à faire preuve d’originalité. C’est un écrit qui coule de source, marqué par une grande sincérité. Son style frappe par sa simplicité et témoigne d’une grande maîtrise des   évènements qu’il relate avec beaucoup de poésie et d’humour et souvent avec une pointe de dérision envers lui-même. Une telle posture lui permet de prendre de la distance par rapport ce qu’il relate et de nous faire réfléchir sur notre propre condition.

 

Moncef Machta