Sarra Hafiz Jouini, Fi jadali el maakoulwalmankoul, traduction de Hassene Ben Zaïd, De la controverse du rationnel et du textuel ; une dialectique de la différence, Groupement Ifriqya, 202p., 20dt, 2019. ISBN :978-9973-0945-3-7.

Sarra Hafiz Jouini, Docteur en sciences religieuses et maître de conférences à l’Université de la Zitouna, traite d’une question très polémique de nos jours : la tension dans les textes sacrés- coran et hadiths - entre le sens littéral obéissant à des lois linguistiques internes et l’interprétation qui, elle, dépend du contexte historique : circonstances de la révélation et évolution de la société par rapport au contexte d’origine.

 

Dès l’introduction, l’auteur affirme son intention de trancher dans le débat entre « ceux qui affirment la suprématie de la raison et sa résistance à toute possibilité d’interprétation et ceux qui sacrifient à la méthode historiciste et sa soumission à une démarche théologique ». En effet, cette question, d’une brûlante actualité, remet sur la scène une polémique qui a toujours ressurgi au moment des grandes crises de la religion islamique : entre, d’une part,  le salafisme qui développe une idéologie fixiste selon laquelle le texte sacré a un sens monosémique, invariable dans le temps et dans l’espace, et, d’autre part,  l’idéologie libérale qui se passe du contexte de la révélation, historicise le texte et l’interprète en fonction du présent. De l’avis de l’auteure, et pour une herméneutique optimale, il faut tenir compte et du sens du texte pendant la révélation et de son articulation à l’époque dans laquelle il est appelé à devenir agissant en tant que recommandation générale ou texte de loi. Et Sarra Hafiz Jouini de citer en exemple le hadith sur la femme sur lequel se basent les interprètes traditionnalistes pour légitimer le statut de la Femme en Islam :

 

 

 

Je mentionne parmi les nombreuses études, celle de Noureddine Jlassi intitulée « Les femmes ne manquent pas de raison ni de religion » et qui a pour objet le texte du Hadith du prophète selon Al Boukhari. Le prophète est sorti, à l’occasion de l’Aïd, pour diriger la prière et s’est adressé aux femmes en disant « ô femmes donnez l’aumône car je vous ai vues parmi la majorité des gens de Gehennes (…) vous dites trop de malédictions et vous niez vos partenaires, je n’ai jamais vu autant de causes d’une raison défaillante et d’un manque de religion que vous » ; elles ont dit « qu’est-ce qui manque à notre religion et à notre raison ? » Il a répondu : le témoignage des femmes n’est-il pas la moitié de celui des Hommes (…) c’est cela son manque de raison (…) si elle a ses règles, elle ne prie ni ne jeûne (…) c’est cela son manque de religion. (P. 18)

Cette anecdote, même si elle combat un préjugé par un autre, ne manque pas de montrer que l’essentiel du message réside dans le contexte qui donne un effet de sens différent du sens conventionnel.

L’auteure expose la controverse sur un plan historique en parcourant la question depuis la révélation jusqu’aux temps modernes. Elle conçoit son travail en cinq chapitres : Dans les deux premiers, elle tente de délimiter les concepts de « rationnel » et de « textuel ». Pour elle, le textuel est ce qui relève de la langue de l’époque (approche philologique) et le rationnel consiste à tenir compte à la fois du contexte de révélation, de l’évolution de la société et de la finalité éthico-philosophique des recommandations sacrées que l’herméneutique islamique appelle communément maqasid al sharia. Finalement, ces deux plans d’interprétation, à savoir le texte (signifiant/signifié) et sa portée rationnelle (signification) convergent dans la portée pratique des recommandations qui sont transposées en texte de lois appelé sharia. Telle est la position d’Averroès (Ibn Rochd) qui souligne que le rôle fondamental de la sharia consiste à soumettre la raison théorique (compréhension du texte) à la raison pratique appelée communément maqasid, la loi religieuse devant se soucier du bien moral et du bien-être du citoyen de la Omma. Finalement, « le vacillement entre le rationnel et sa finitude et le textuel et son infinitude, puis leur confrontation, occupent une place importante dans les travaux des théologiens et philosophes musulmans dans l’ère classique », écrit l’auteure (p. 29)

Le troisième chapitre a pour objet la transposition du rationnel dans le jurisprudentiel. Pour ce faire, elle se base sur les travaux de l’exégète tunisien Mohamed Tahar Ben Achour à travers son incontournable ouvrage L’aurore n’est-il pas proche ? qui commence par citer les difficultés inhérentes à l’exégèse coranique, difficultés liées à la peur de s’écarter de la littéralité du texte sacré même aux dépens de la logique et de la praticabilité. Pour cela, il appelle à une réconciliation du texte avec son esprit qui est le vrai sens du texte. Ce qui pousse l’auteure à poser deux questions fondamentales pour atteindre à la finalité jurisprudentielle des recommandations : la bonne approche est-elle l’adhésion aux textes et à leurs structures ou bien aux objectifs et aux significations ? D’autre part, si, pour préserver la politique législative garante des intérêts de la nation musulmane, il faut coller au sens du texte, avons-nous alors le même degré d’évaluation et de compréhension du sens ?


Pour répondre à ces deux questions fondamentales, elle emprunte la voie de la suprématie de la raison, car la sharia n’est-elle pas la rationalisation d’un discours dévotionnel afin d’assurer une organisation politique au sens large du terme ? Dans ce sens, Sarra Hafiz Jouini affirme :

La légitimité de la sharia ne contredit ni les résultats de la science expérimentale ni l’esprit rationnel ni la connaissance fiable ; au vu de la supériorité de la révélation, de sorte que la raison et la science ne peuvent être indépendantes car il n’y a pas d’origine religieuse au-dessus de la raison ou de raison au-dessus de la religion. Il s’agit plutôt d’une religion compatible avec la raison et d’une raison auxiliaire de la religion. (58)

Enfin, les deux derniers chapitres sont relatifs au devenir de l’exégèse musulmane à travers l’évolution de la société.

Ainsi à l’époque du développement du courant soufi, la connaissance par le cœur supplante celle de la raison, si bien qu’outrepassant le texte, les soufis étaient considérés comme des hérétiques dangereux. D’où les persécutions dont ils étaient l’objet, dont la plus célèbre fut la pendaison d’El Hallaj car il se rapprocha tellement de Dieu qu’il l’a réincarné en lui : Je me suis tellement rapproché de toi/ que je crus être toi, écrit-il dans l’un de ses poèmes.

D’autre part, à l’époque contemporaine, l’exégèse s’est enflammée suite à la proximité du politique. En Tunisie, la Révolution du 14 janvier a vu apparaître des groupes salafistes à la fois pharisaïstes, qui s’attachent maladivement à la lettre du dogme, et fantaisistes qui traduisent l’esprit du texte sacré à travers les fatwas les plus irrationnelles. En contrepartie, la pensée libérale a développé une exégèse révolutionnaire qui fait parler le coran à partir de la lettre (la question du vin chez Mohamed Talbi) ou à partir de la conciliation de l’esprit du coran avec l’époque (polémique actuelle autour de l’héritage de la Femme)

Enfin, plus grave encore, le jihadisme a confisqué la religion à fin de conquêtes géostratégiques. Les djihadistes, s’appuyant sur des textes coraniques, appellent à la conquête mais omettent de dire qu’il s’agit d’appels lancés à l’époque de la construction de la nation musulmane.

En guise de bilan, Sarra Hafiz Jouini insiste sur l’insuffisance accordée au contexte de révélation et d’interprétation : « Apparemment, l’étude du contexte n’a pas été pertinente du point de vue de la présentation textuelle des faits ou ce qu’on appelle la contemporanéité du texte et ses contextes », affirme-t-elle.


Peut-être est-on en voie de fonder une méthode d’approche qui accumule les connaissances de la modernité concernant l’approche textuelle, vers une compréhension des écritures sacrées dans leurs portées intemporelle et historique à la fois. C’est le seul moyen de se relever d’une « scolastique musulmane, dépendante, tautologique et fermée » selon la caractérisation de Mohamed Arkoun.

Sarra Hafiz Jouini a eu le courage d’aborder un sujet tabou, brûlant et inépuisable. La politisation de l’islam, on le sait, a ouvert la voie aux surenchères et soumis notre religion à des lectures de mauvaise foi et modulables en fonction des intérêts géostratégiques des interprètes. Sa documentation minutieuse et son esprit de méthode ont mis le doigt sur un vrai problème : comment aborder des textes sacrés avec des outils méthodologiques profanes et sécularisés ?