Sami Mokaddem, Le secret des Barcides, roman, Pop Libris, 2020, 432pages, ISBN :9789938883213.

 

Comment s’instruire dans le plaisir ? Sami Mokaddem aborde l’histoire de Carthage à travers des thrillers historico-ésotériques. Son troisième roman Le Secret des Barcides est un véritable délice de l’intelligence et des sens, où Hannibal, avant de quitter l’Espagne pour livrer sa 3ème guerre aux Romains, cache une énigme dont l’impact remonte jusqu’à l’Histoire de l’actuelle Tunisie et explique la bataille décisive entre une organisation terroriste apocalyptique et le pouvoir en place.

 

 

Sami Mokaddem a opté pour le thriller historico-ésotérique, un genre dont le récit est centré sur des événements mystérieux, progressivement éclaircis par le raisonnement, les déductions, les connaissances et les recherches de plusieurs enquêteurs. Ce genre littéraire a été initié par Umberto Eco avec le Nom de la rose, mais il a été rendu célèbre grâce à Dan Brown et son Da Vinci code qui a été vendu à des millions d’exemplaires. Chez Mokaddem, ce genre est au croisement du polar d’action, du roman à scandale politique et du roman historique. Ces trois sous-genres puisent dans l’érudition mythico-historique, scientifique et même littéraire, puisque l’auteur remonte au roman de Jules Verne L’Invasion de la mer pour expliquer Le Projet Athéna qui constitue un des stades de l’exploitation du secret des Barcides.

Le récit commence par la découverte de trois meurtres concordants : les trois victimes sont des ingénieurs et on a retrouvé dans leur bouche des mollusques dont les noms – Ovules de gorgones, tritonia et argonautes – sont évoqués à travers « un épisode du voyage des Argonautes que le navire de Jason, poussé par la tempête sur les côtes libyennes, fut rejeté à l’ouest jusqu’à cette baie de Triton… ». Il s’agit donc d’un pays mythique que ces meurtres  aident à localiser. En fait, ce pays va se révéler être celui que Jules Verne évoque dans son roman, prétendant par la bouche de son personnage, ingénieur utopique, que la baie de Chott Djérid se déversait autrefois dans la mer et que son projet de relier le Chott à la mer ne ferait que rétablir un ancien équilibre géographique.

Quant au secret des Barcides, il est caché dans un poème que le Général carthaginois a écrit à sa bien aimée Himilcé, où la route vers une découverte extraordinaire est tracée en filigrane. Cette découverte concerne en fait un sable sacré utilisé à des fins météorologique (il participe à la chute des pluies) et guerrière (il produit de l’énergie à partir de la foudre).

La révélation du secret démontre le génie de nos ancêtres carthaginois. Mais ce qui donne de l’intérêt à cette découverte, c’est son impact sur le présent car au début du siècle, un certain Crowley allait l’exploiter pour produire de l’énergie nucléaire, lorsqu’il fut surpris par les Nazis qui brûlèrent ses notes, dont trois pages ayant survécu, allaient guider nos personnages dans la découverte du secret de Barcides. Plus tard, les notes de Crowley seront exploitées par le régime de Ben Ali qui avait envisagé la construction du Projet Athéna, une centrale nucléaire de dessalement, donc à usage civil, mais qui cache en vérité un diabolique projet militaire. Cependant, les ingénieurs détenteurs du secret de la transformation du sable en énergie nucléaire ont été éliminés, sauf un seul qui moisit encore en prison et détient encore tous les détails du projet.  Il faut le sauver pour perpétuer le secret des Barcides…

Or, une secte terroriste est sur l’affaire. Elle cherche à tuer le seul détenteur du secret et à exploiter l’énergie nucléaire du sable sacré à des fins de destruction apocalyptiques. C’est dans ce sens que le roman ésotérique à base d’énigme à résoudre, va se transformer en polar politique et d’action : Soufiane qui a résolu l’énigme des ingénieurs tués va essayer de doubler les terroristes, de sauver l’ingénieur et de découvrir avant eux l’emplacement du Projet Athéna de construction d’une centrale nucléaire.

Tel est l’embrouillamini ludique que nous offre Sami Mokaddem en guise d’intrigue ; une sorte de puzzle que le lecteur se doit de construire en même temps que les personnages en quête de la vérité: Soufiane le policier anti-terroriste, Sarra le médecin légiste, Omar et Rayane les archéologues chercheurs en histoire punique. Leurs efforts conjugués vont permettre de découvrir le terrible danger qui guette le pays et d’agir en conséquence le plus rapidement possible.

Pour créer un effet de réalité ou ce que Barthes appelle l’illusion référentielle, l’auteur part d’un fait réel qu’il prolonge dans la fiction, voire à travers le fantastique. Par exemple, tout le monde connaît le fameux accident d’hélicoptère où avaient péri l’état–major de l’armée tunisienne. Sous couvert d’accident, Ben Ali aurait éliminé des militaires soupçonnés de préparer un coup d’Etat. Mokaddem transpose l’événement dans la fiction : les passagers de l’avion étaient des ingénieurs qui auraient péri parce qu’ils détenaient le secret du projet Athéna.

L’auteur cultive l’art du suspense : débutant par des faits anodins et apparemment sans lien – meurtres de trois hommes dont chacun avait un œil arraché -, il collecte une somme impressionnante de  détails et procède alors  à un enchaînement de déductions dont le résultat aboutit à la découverte de l’imminence d’une catastrophe. Le lecteur attache sa ceinture pour un voyage vertigineux, long et surtout rempli de surprises jusqu’au coup de théâtre final. Toute la magie du thriller réside dans cet effet boule de neige où l’émotion du lecteur grossit parallèlement aux découvertes surprenantes.

le suspense est également nourri par une pseudo-fragmentation de la narration : trois intrigues, apparemment sans rapport, alternent jusqu’au moment où les trois quêtes se rejoignent, se nourrissant les unes des autres.

Enfin, et à la lecture, c’est  surtout l’indécision du genre qui accroît  notre dose de plaisir. Il s’agit d’un thriller certes, mais à la manière d’Umberto Eco ou de Dan Brown : le lecteur est  suspendu à la découverte de l’énigme et du dénouement de l’action. Son attente  se nourrit, entre-temps, de connaissances historiques sur la civilisation carthaginoise et le périple d’Hannibal, de connaissances scientifiques sur la cymatique ou la science des figures sonores dont le code est inscrit dans les figures géométriques de la cathédrale de Rosslyn, ou encore de connaissances littéraires sur la genèse du roman de Jules Verne, sans parler des mythes réels ou déguisés en Histoire non encore confirmée, comme ceux  des trésors du roi Salomon ou de la reine de Saba. Le plaisir suscité par le suspense  se trouve ainsi accentué par une connaissance jouissive, comme si on était en face des livres d’images qui faisaient autrefois le bonheur de notre enfance.

Sur les traces des grands maîtres, Mokaddem a écrit un succulent thriller historico-ésotérique. Défi d’autant plus réussi que le roman est ancré dans l’espace-temps tunisien, articulant notre majestueuse histoire antique – la grandeur de Carthage – à l’Histoire présente menacée par un regain de terrorisme. Tunisianité de l’atmosphère et universalité du genre concourent à créer l’événement : l’avènement d’un thriller typiquement tunisien.

 

AHMED MAHFOUDH