Béchir Garbouj, L’Emirat, roman, Déméter, février 2020.

 

L’Emirat est le troisième roman de Béchir Garbouj ; sa publication suit celle de Passe l’intrus (Comar d’or 2016) et Toutes les ombres (2019). Très différents, ces trois écrits, s’ils n’offrent pas d’unité organique ou thématique pouvant justifier la référence à la forme romanesque consacrée de la trilogie, s’inscrivent toutefois dans une continuité qui nous mène de l’intime – le premier récit de l’auteur nous propose une écriture perçue par beaucoup de lecteurs comme proche de l’autobiographie, idée que l’auteur semble rejeter- à une approche fictionnelle du fait socio-historique à travers laquelle un des épisodes majeurs de la révolution tunisienne est soumis à l’étude du romancier.

 

Classique dans sa construction, L’Emirat révèle une grande unité narrative présente dans le récit d’un puissant narrateur autour duquel tous les événements se tissent un peu comme une toile au centre de laquelle il sera finalement piégé. Le statut du narrateur évoluera au fur et à mesure de l’accumulation de la série d’événements qui affectent le village de Sindayana et qui le transforment progressivement de spectateur détaché en sujet central de la grande opération qui se trame contre sa volonté.

Dans cette même perspective, on décèle une autre forme d’unité qui n’est pas sans rappeler celle du théâtre classique ; toute l’action du roman se passe, en effet, dans ce village de Sindayana, dont le nom aux étranges accents, cache à peine l’univers réel auquel il est sensé renvoyer et qui pourrait nous plonger dans ce faux Orient des Mille et une nuits que le titre du roman pourrait suggérer. Le nom rappelle le « sindane » arabe, cette enclume sur laquelle les personnages seraient métaphoriquement battus, il peut aussi renvoyer, sans ambiguïté, au village de Sejnane qui connut en 2012 une tentative d’implantation d’un émirat islamiste, ayant défrayé la chronique au début de l’époque révolutionnaire. Béchir Garbouj ramène ainsi son lecteur, par le biais de la fiction, à cette zone d’ombre inscrite dans l’Histoire récente, qui a révélé la première tentative sérieuse d’instauration d’un pouvoir salafiste en Tunisie. Ce mauvais souvenir, que la démocratie naissante a fini par occulter, est restauré et rappelé à nos mémoires par le roman.

On avance dans la lecture du récit, un peu comme son personnage principal, avec la confiance de ceux qui décident de tracer leur propre destin, mais on se trouve forcés de renoncer progressivement à nos prérogatives, pour évoluer enfin dans un espace de plus en plus restreint. Le roman réussit à installer une atmosphère dans laquelle, un à un, tous les fondamentaux se désagrègent et où tous les chemins, les réels comme les imaginaires, se bloquent.

Au début du récit, le narrateur retourne à son village, sans véritable projet, après un long séjour à l’étranger. Enseignant ayant travaillé et vécu en France -cette référence culturelle se retrouve dans les deux premiers romans de l’auteur, particulièrement dans Passe l’intrus- ce qui marque un premier hiatus dans sa vie. Il se détache de ce pays parallèlement à sa séparation de sa femme Solange. Il retrouve sa terre natale, dans une époque trouble, celle d’une « transition », qui finira par submerger toute son existence.

Le personnage est conscient de ce parallèle qui s’établit entre sa propre vie et celle du pays auquel il revient. « Lieu d’harmonie » dans son souvenir, dans lequel tous les éléments humains et sociaux sont depuis toujours à leur juste place, le village commence à perdre sa quiétude avec l’arrivée de jeunes qui commencent à s’y installer. Au début, cette transformation lente, mais qui semble inéluctable, n’affecte nullement le narrateur qui commence à la percevoir simplement à travers le jugement de Hassen, son premier interlocuteur. Les jeunes, « hadhoukem » (ceux-là) comme les nomme Hassen, mettant l’accent sur leur étrangeté aux habitants de Sindayana, commencent à investir les mosquées puis à transformer la vie des villageois. En observateur, le narrateur commence à s’intéresser au phénomène qui, au début du récit, ne le touche qu’indirectement et se prend peu à peu à se passionner pour le phénomène nouveau qui le pousse à renouer avec une forme d’appartenance à sa communauté d’origine. C’est dans cette perspective qu’il retrouve son ancien instituteur, son « vieux maître », avec lequel se déroule un dialogue, riche d’enseignements sur la pensée de tout une génération de la gauche tunisienne. C’est un peu l’homme de l’ancien temps auquel tentent de s’imposer des hommes neufs, venus d’ailleurs. Mais c’est surtout cette rencontre avec son ancien élève qui le fera pénétrer de plain-pied dans le monde en gésine que préparent les jeunes islamistes. Le personnage de Imad, dont le nom s’est métamorphosé pour la circonstance en Imadeddine, est un personnage au profil intéressant pour le narrateur et intrigant pour le lecteur. En vrai intellectuel, le narrateur tente de cerner ce personnage d’islamiste pur et dur mais non dénué d’une certaine aura.

D’autres personnages importants surgissent dans le roman, offrant le visage de résistants au raz-de-marée religieux comme celui de Solange, la dame qui s’enferme dans sa maison du bout du village et refuse la moindre concession aux nouveaux arrivants.

Enseignant lui-même, Béchir Garbouj nous propose une idée intéressante du statut de l’enseignant dans ses rapports aux autres, disciples ou confrères ; tous les pédagogues du roman évoluent de fait dans une sphère qui semble extérieure à l’événement historique et dans laquelle ils se diluent progressivement un peu comme dans l’abstraction du souvenir.

Le nœud de l’intrigue s’avère enfin non pas politique (la confrontation idéologique formant l’horizon d’attente du lecteur) mais bien sentimental, avec l’arrivée de Lila, la fille du narrateur, qui se laisse emporter par une passion pour un personnage dont le profil s’oppose au sien et contraste avec celui de son père. A l’imbroglio social et politique, amplifié par l’arrivée et la prise du pouvoir d’un nouveau groupe d’extrémistes, encore plus radicaux que les premiers, s’ajoutera donc une crise familiale, sur fond d'effondrement d'un monde.

L’Emirat de Béchir Garbouj possède la richesse des romans-romans. Il peut être lu comme une chronique de la révolution dans laquelle un regard perspicace est jeté sur un échantillon humain représentatif de la société tunisienne avec ses différentes générations, durant une période cruciale de bouleversement de l’Histoire contemporaine de la Tunisie. Il peut être également perçu comme un texte intéressant explorant les relations complexes et jamais tranchées entre l’intime et le social. Par sa rigueur formelle et la maturité de son écriture, il s’apparente au roman tel qu’il était conçu au XIXè siècle. Par son sujet et les interrogations qu’il nous invite à poser, il nous incite à l’analyse et à l’examen de notre propre destin de citoyen.

Issam Marzouki