HOMMAGE

 

[Jean Fontaine vient de nous quitter le soir du 1er mai, suite à un long combat contre un cancer des cordes vocales. Au grand défenseur des dhoâfas et des opprimés, à l’infatigable militant pour la promotion de la culture et du savoir en Tunisie, nous rendons ce vibrant hommage]

Voilà 56 ans que Jean Fontaine a débarqué en Tunisie, en missionnaire chrétien. Mais sans pour autant renoncer à sa vocation de Père Blanc, il n’a pas cessé de rapprocher l’islam du christianisme et de voyager entre Orient et Occident, fondant ainsi un humanisme de synthèse où se retrouveraient sans distinction tous les bons croyants. Plus important est le travail de documentation et d’archivage qu’il a entrepris au profit de la culture tunisienne, à travers la revue IBLA dont il était le fondateur, mais aussi à travers ses différents travaux sur notre littérature. A 8o ans, il nous a livré ses confessions sur cet humanisme de l’échange dans un livre au titre d’ailleurs très significatif.[1]

 

 

Solidaire aller retour constitue les mémoires récapitulatifs du séjour tunisien de cet infatigable pèlerin. Le titre qui est une métaphore du voyageur suggère déjà une générosité mutuelle : l’humaniste qui se dépense au service des faibles et des opprimés est payé en retour par la communauté reconnaissante. Le livre est d’ailleurs conçu en deux parties pratiquement symétriques où chaque chapitre de la première partie trouve sa résonnance au  chapitre qui lui est équivalent dans la seconde. Cette activité couplée en don-reconnaissance se vérifie pleinement  dans  l’épopée d’IBLA, cette revue qu’il dirigea pendant 45 ans et qui constitue la mémoire de l’activité intellectuelle tunisienne en matière de sciences humaines. Cette revue est constituée de notes de lectures, de recensions bibliographiques, d’ouvrages parus mais également de chronologie d’événements importants et de faits sociologiques significatifs. Bref, c’est une véritable mémoire archivée de la vie du pays. Jean Fontaine, à lui seul, rédigea pour la revue quelques 4200 comptes rendus d’ouvrages, soit 1300 pages de textes, entre 1969 et 2O16, activité qui va se confondre avec la vie de l’auteur : « Cette nomination unique est l’IBLA, où j’ai occupé toutes les fonctions au cours des 45 ans où j’y ai travaillé », résume-t-il, c’est tout dire. Ce travail titanesque ne laissera pas indifférente la communauté intellectuelle du pays, qui volera à son secours lors du fameux incendie de 2010 : des bénévoles surtout des jeunes, des techniciens archivistes dépêchés par la Bibliothèque Nationale, feront tout pour sauvegarder ce qui pouvait être sauvé ; des ambassades et des organismes verseront des fonds pour reconstruire, sinon restaurer le pavillon détruit par l’Incendie. Des particuliers en possession de numéros détruits les remettront à la disposition de la Fondation mère. Tel est le sens de l’aller-retour : geste de reconnaissance envers un homme qui a tout donné au pays d’accueil.

A côté de son engagement intellectuel, Jean Fontaine décrit son activité en faveur, des prisonniers, des sidaïques et des migrantes qu’il tente d’aider moralement, matériellement et surtout juridiquement pour qu’ils ne soient pas lésés et qu’ils recouvrent entièrement leurs droits. L’exemple le plus significatif est celui des migrantes africaines qui sont acheminées vers notre pays, en principe pour un séjour tout à fait provisoire et transitoire en attendant d’aller en Europe. Ces Africaines, la plupart de nationalité ivoirienne, payent cher leur voyage et se retrouvent domestiques, esclaves mêmes, chez des familles bourgeoises qui ont déjà déboursé de l’argent pour les recruter. Elles travailleront alors à plein temps, gratuitement, soit disant pour payer les frais de leur visa de voyage en Europe. Jean Fontaine a fait campagne contre cet esclavage moderne, notamment sur Facebook en même temps que des revues électroniques telles que Buisness News ou Kapitalis. Son insistance lui a d’ailleurs valu des suspensions répétées de son compte, c’est dire toute l’influence des lobbies esclavagistes.

Jean Fontaine énumère son activité humaniste de manière ordonnée et chiffrée, on dirait un livre des comptes. En cela, ces mémoires assez originaux s’inscrivant dans le prolongement de son activité de recueil, recension, dépouillement au service des sciences humaines en Tunisie, notamment en faveur de la littérature tunisienne à laquelle il consacre la part la plus large.

Je voudrais, dans ce sens, signaler le grand travail qu’il a entrepris en faveur de la littérature tunisienne en langues arabe et française, sachant que Jean Fontaine, qui était de formation bilingue, avait soutenu en 1977 un Doctorat d’Etat en arabe sur l’œuvre de Tawfiq el Hakim.

Mais en ce qui concerne la littérature tunisienne d’expression arabe, outre le travail d’inventaire, de support bibliographique et d’indexation qu’il avait réalisé, son grand œuvre a consisté en la périodisation de cette littérature en trois tomes, allant du Xème siècle à la période contemporaine.[2]

Ce travail a été suivi par une mise à jour bibliographique, indispensable pour tout chercheur commençant un projet de recherche sur la littérature tunisienne de langue arabe.[3]

Le même travail titanesque a été réalisé en faveur de la littérature tunisienne francophone. En effet, dans son essai, sur le roman tunisien de langue française, il a tenté de le classer par genres (roman, ethnographique, francophile, autobiographique, érotique, policier, d’espionnage et historique) mais aussi suivant le statut des écrivains (extérieur/intérieur ; féminin/masculin) : on peut ne pas être d’accord avec ce classement, mais on ne peut nier que ce Père Blanc a saisi notre littérature sous tous ses aspects et que ce travail exhaustif, à la date de son achèvement, n’a omis aucun nom.[4]

On peut considérer le travail de Jean Fontaine comme tout à fait symétrique à celui de Jean Déjeux qui a fondé, avec Jacqueline Arnaud, l’histoire littéraire maghrébine. Personnellement, en tant que chercheur maghrébiniste d’abord, puis focalisé sur les littératures francophones de Tunisie, je suis reconnaissant à ces deux Pères Blancs , Déjeux et Fontaine, d’avoir toujours servi de repères et de guide à mes projets de recherche grâce à leurs inventaires et bibliographie très fournie autour d’un auteur ou d’une question.

Comme quoi, on ne naît pas Tunisien, on le devient, on le mérite. Et Jean Fontaine mérite toute notre gratitude d’avoir été au service des sciences humaines tunisiennes depuis un demi siècle environ.

AHMED MAHFOUDH



[1] Jean Fontaine, Solidaire aller-retour, Tunis, Arabesques, 2020.

[2]Histoire de la littérature tunisienne par les textes, tome I : Des origines à la fin du XIIe siècle, Le Bardo, éd. Turki, 1988 ; Histoire de la littérature tunisienne par les textes, tome II : Du XIIIe siècle à l'indépendance, Tunis, éd. Sahar ; 1994. Histoire de la littérature tunisienne par les textes, tome III : De l'indépendance à nos jours, Tunis, éd. Cérès, 1999.

 

[3]Bibliographie de la littérature tunisienne contemporaine en arabe 1954-1996, Tunis, éd. Ibla, 1997.

[4]Le roman tunisien de langue française, Tunis, éd. Sud Éditions, 2004