IssamMarzouki : Clair de lune sur Focheville , Editions Nirvana,2023.

La parution de  Clair de lune sur Fochville , le premier roman de Issam Marzouki, ne semble pas avoir pris de court ni les amis ni les collègues de ce passionné de littérature. Né parmi les livres, d’un père illustre homme de culture et ayant grandi à l’ombre de ses frères aînés, tous familiers du monde des lettres, cet universitaire discret s’est toujours distingué par une certaine sensibilité à fleur de peau et une curiosité littéraire et artistique sans bornes enrichie, depuis quelques années, par une passionnante expérience de la pratique théâtrale.

Avec ce récit, cette âme rêveuse et secrète choisit de quitter sa réserve, cherche à faire partager son univers avec le grand public et lui faire entendre sa propre partition. Et c’est à Fochville, l’actuelle « Ben Arous », cette cité banale qu’aujourd’hui, beaucoup d’entre nous traversent, en empruntant certaines de ses rues, longeant ces maisons aux toits de tuiles rouges, avec leurs petites vérandas et leurs jardinets, sans se douter un instant, que ces demeures muettes gardent encore jalousement les souvenirs et les tendres secrets de tant de gens humbles venus d’autres bords pour s’y établir, que l’auteur choisit de planter le décor de l’action du roman.

Ainsi, c’est au sein de ce petit monde de Fochville, cette cité paisible et riche de la mixité culturelle de sa population, que le lecteur est convié à partager dans la vie des Contini, une famille sicilienne dont la servante, une adolescente originaire de Siliana, qui suscite l’admiration de tous grâce à sa beauté et à la vivacité de son esprit. C’est aussi dans cette ville banale qu’on est invité à suivre le parcours de la promenade dominicale des deux jeunes garçons, Francesco et Claudio Contini, en compagnie de Gamra, une balade qui se transforme en une sorte d’expédition. L’occasion pour le narrateur de reconstituer, pour nous, l’ambiance de l’époque, sillonnant en compagnie de ses personnages les rues ombragées de la ville, circulant à travers ses sentiers, traversant les petits canaux, et ce, pour nous familiariser avec les paysages variés et les visages des habitants, les sons et les odeurs des lieux.

Malgré l’incertitude qui pèse sur le devenir de ces immigrés italiens menacés par l’effervescence politique que connaît la Tunisie d’après-guerre, l’espoir, qui ne cesse de caresser ces âmes assoiffées de bonheur, finit par conquérir l’esprit de Gamra laquelle, dotée d’une vie intérieure très intense, se met à nourrir secrètement, la même envie et, parvient, contre toute attente, à faire de l’ombre à ses maîtres, auprès de la population de Fochville, et d’occuper ainsi, tous les recoins de l’univers du roman, comme si la fiction prenait sa revanche sur l’Histoire, en rendant justice  à cette jeune fille résiliente qui traîne le pénible poids de ses origines.

Pourtant, à aucun moment du récit, il n’y a, chez Gamra, l’expression d’un quelconque ressentiment contre ses maîtres ni de révolte contre le destin. Si l’adolescente cherche à s’émanciper, c’est pour elle-même et non contre autrui, ne revendiquant aucun autre droit que celui d’accomplir ses propres envies.

Quiconque chercherait derrière le choix de cette structure narrative de base, en insistant sur le caractère aliénant du statut de la jeune fille, une quelconque prise de position politique militante risquerait d’être déçu. Car dans Clair de lune sur Fochville il n’y a, à proprement parler, aucune tonalité vindicative. Ni social, ni politique, le roman raconte l’histoire d‘une quête individuelle, celle d’une fille qui n’a d’autre ambition que de se construire un devenir et ce, en dehors des sentiers battus, tout en s’appuyant sur ses propres ressources et sur ses qualités personnelles.

Par ailleurs, même si les évènements se situent vers 1949, autrement dit, à l’époque du protectorat, sous la plume de I. Marzouki, Fochville nous est rendue avec un mélange de bienveillance et de tendresse, qui cacherait une sorte de nostalgie pour une époque où il était possible, pour des communautés diverses, de vivre paisiblement ensemble sur un même territoire. Et puis, les personnages aussi sont, presque tous, attachants. D’ailleurs, c’est dans cet univers qu’on est témoin de cette amitié fraternelle et pleine de générosité, celle qui lie Diana, la jeune sicilienne à Gamra, une amitié, aussi forte que troublante, et qui triomphe de la réticence de Mamma Paola, gardienne de l’ordre social.

Dans ce roman, même si les évènements sont sensés se dérouler, quelques années avant la naissance de notre auteur, cela ne nous empêche pas de déceler aisément l’impact du regard du romancier enfant sur le compte rendu, plein de bienveillance, de la réalité ambiante. Ainsi, l’évocation appuyée du monde du spectacle traduirait le degré de fascination que le petit Issam aurait ressentie, assis au milieu des gradins, émerveillé par la dextérité des jongleurs ou les numéros des saltimbanques du « Cirque bizarro ». Et puis, le cinéphile que l’auteur est devenu, n’aurait-il pas attrapé le virus du 7ème art dans le Cinéma de Fochville ?

En lisant ce délicieux roman, tous ceux qui connaissent I. marzouki doivent y retrouver le sens du détail de son auteur, sa capacité à assurer une certaine fluidité au récit et à donner une dimension poétique à l’anodin. Ils doivent aussi apprécier le talent d’un auteur qui parvient à se départir de sa pudeur viscérale pour nous communiquer le plaisir qu’il a d’esquisser des séquences qui interpellent nos sens comme celle de la séance de pétrissage de la pâte à pizza par Mamma Paola et surtout, celle où « Gamretta » est décrite en train de coiffer délicatement les cheveux de son amie Diana.

Salah El Gharbi