Tahar Bekri, Salam Gaza, (carnets), Tunis, Elyzad, 2010.

« Dans les bras de la lumière

 

Et la beauté du monde

En dépit du plomb durci

A la barbe des sanguinaires

Ces flocons de neige

Pour apaiser la terre

Du feu qui lui brûle les lèvres

Pourquoi aimez-vous tant les cendres

Quand la braise nourrit mon cœur

Tendre dans les cours des rivières

Pourquoi détruisez-vous mon limon

Réduit en poussière

Le soleil vous fait-il peur

De voir votre propre ombre »

(Poème mis en exergue)

 

En hommage à l’Intifada palestinienne de 2008, Tahar Bekri a écrit Salam Gaza qui est à la fois une réaction poétique devant le massacre du peuple palestinien et une somme d’arguments politiques pour étayer la légitimité de sa cause. Bekri y dénonce, par la même occasion, les manipulations idéologiques qui  traitent la résistance palestinienne de mouvement terroriste. Retour sur un texte-événement d’une actualité brûlante, car l’Histoire se répète aujourd’hui, mais en plus tragique.

 

 

Tahar Bekri a écrit Salam Gaza à l’occasion de lectures poétiques en Cisjordanie (Al Qods, Ramallah, Naplouse et Bir-Zeit). Il s’agit donc d’un journal de séjour en territoires occupées où se mêlent péripéties du voyage, réflexions sur le conflit et émotion poétique échangée avec d’autres poètes du monde entier acquis à la cause palestinienne. La diplomate du Consulat de France, qui l'avait invité, lui a demandé de ne pas emporter avec lui d'appareils d'enregistrement. Il avait donc écrit ces carnets de route de mémoire : « la tragédie n’a pas de mémoire, elle colle à la peau », a-t-il affirmé. C’était pour lui un moyen de circonscrire le sentiment d’horreur qui l’avait assailli et un acte responsable de la part du poète qui ne renonce ni à sa dignité ni à sa liberté. Journal d’une aventure politico-littéraire dont l’éloignement dans l’espace et le temps lui donne la forme de méditations poético-philosophiques. En effet, le poète se trouve chez lui à Paris lorsqu’il décide d’écrire ce texte et la neige qui tombe enrobe les souvenirs d’un suaire mortifère qui accentue le tragique.

Devant l’horreur des massacres, Tahar Bekri réagit d’abord comme poète : non seulement il écrit des poèmes nourris de son émotion, mais il rapporte ceux écrits par d’autres poètes internationaux pro-palestiniens  :  Grecs, Italiens et même juifs américains telle que la poète Marilyn Hacker qui se définit comme « femme laïque d’origine juive » et qui lui envoie son poème Un enfant de Gaza :

Cinq ou six ans et déjà témoin de vérité/La petite fille de Gaza en vert/ Se tient dans les ruines de sa maison/ Souillée, révoltée. Elle/ Montre du doigt tandis qu’elle dit l’horreur/ Des bombardements, du feu…

Dans ces carnets, Bekri réécrit aussi  à sa façon  les épopées du grand Mahmoud Darwiche, le héraut de la Palestine Martyre, telles que « L’Epopée du thym de Palestine » : J’embaumais collines et plaines/ Nourri de l’éclat de la lumière/ Et tenais compagnie aux pas des errants/Dans le sacre de la terre… (pp.68-71)

En fait, Tahar Bekri confronte ces poèmes en vers avec des pensées développées à travers une prose lyrique, si bien que nous avons des méditations où coexistent l’effusion sentimentale et la déduction raisonnée et où Bekri , en combinant ces deux modes d’expression  semble pratiquer un transgenre à la manière d’un Rousseau dans Les Rêveries du promeneur solitaire, pour prendre ne serait-ce qu’un exemple.

L’idée directrice des réflexions de notre poète est que la cause palestinienne est une injustice mondialement partagée, celle d’un peuple colonisé qui lutte pour son émancipation. Il ne s’agit nullement d’une croisade. Mais les sionistes ont toujours cherché à défigurer ce conflit, à le présenter comme étant fondamentalement religieux. Dans ce sens, ils ont découragé et marginalisé les modérés ainsi que les laïques de façon à favoriser la montée des extrémistes religieux des deux côtés. Ainsi, les deux artisans de la paix, Isaac Rabin et Yasser Arafat, ont-ils connu un même sort tragique :  l’un a été tué et l’autre confiné jusqu’à sa mort.

Bien plus, les sionistes israéliens ont cherché à diviser les  forces politiques palestiniennes  en les montant les unes contre les autres: « Il ne faut pas être diplômé en sciences politiques, précise l’auteur, pour se rendre à l’évidence que les différents gouvernements israéliens ont toujours cherché à affaiblir les Palestiniens laïcs ou islamistes, modérés ou extrémistes, négociateurs ou radicaux, à monter les uns contre les autres. » (40)

Bien sûr,  la stratégie sioniste consiste à toujours  présenter Israël comme un Etat cerné voire assailli  par des millions de fanatiques arabo-musulmans. Or, « ce qui se passe en Palestine ne concerne pas les Arabes seulement, il doit interpeller la conscience universelle », soutient l’auteur (30).

Et c’est parce qu’il s’agit d’une cause universelle que des poètes du monde entier se sont solidarisés avec Tahar Bekri : des Français des Italiens des Grecs et même des Israéliens de gauche qui se sont démarqués du gouvernement de leur pays.

Tahar Bekri dénonce cette manipulation idéologique amplifiée grâce à la complicité des médias français qui soutiennent l’Etat d’Israël pour des raisons historiques. Il fustige ce vieux sentiment de culpabilité dont l’Europe et l’Occident en général ne se sont pas encore débarrassés. Mais les Palestiniens n’étant pas responsables de leurs pogroms et de leur holocauste, on ne peut  réparer une injustice en en commettant une autre.

Si ces carnets attirent de nouveau les lumières de l’actualité, c’est en raison de ce qui se passe aujourd’hui : mêmes victimes, mêmes bourreaux et mêmes discours !

Mais si Tahar Bekri a parcouru les territoires occupés en poète révolté, « le cœur lourd et l’être ébranlé » (99), son message est d’une généreuse fraternité : « je ne veux ni crier avec les loups ni être insensible à la souffrance humaine. Je veux tremper ma plume dans l’encre généreuse et fraternelle, non dans l’ivresse du sang », insiste-t-il (143)

En cela il rappelle les mots d’Arafat à l’ONU : ne laissez pas le rameau d’olivier tomber de ma main !

AHMED MAHFOUDH