Le signe de Tanit de   Abdelaziz Belkhodja

          Editions Apollonia, Tunis, 2008, 206 pages, Prix 10 Dinars

 

Face à l’académisme austère du roman tunisien, dans ses deux versants arabe et français,  Abdelaziz Belkhoja ne recule pas devant la tentation de brandir une écriture ludique, amusante, populaire, celle du roman de gare, ou encore celle du roman de vacances. Depuis « Les Cendres de Carthage » (1993), jusqu’au «  Signe de Tanit » (2008), en passant par « Les Etoiles de la Colère » (1999) ou « Le retour de l’Eléphant » (2003), A. Belkhoja s’applique à revisiter des genres aussi divers que le roman d’espionnage, le récit futuriste ou encore le roman d’aventures à toile de fond historique ou réaliste.

 

Dans ce parcours générique, il y a tout de même une constante : celle de la Tunisie d’aujourd’hui et d’hier ; et aussi celle désirée et imaginée, de demain, au point que le pays apparaît à travers des strates différentes, tantôt comme un pays enveloppé dans une aura de grandeur joyeuse, tantôt ébranlé de frémissements douloureux. Si bien que la Tunisie s’impose, à chaque nouveau roman, comme l’actant principal de la trame romanesque, puisqu’elle est tout à la fois le cadre de l’action et l’objet d’une investigation laborieuse. Dans cette perspective,la Tunisie d’aujourd’hui n’est pas coupée des couches souterraines de la Tunisie antique, notamment punique ou romaine. Le fil qui les distingue s’estompe et se rompt, avant de laisser apparaître le substrat de base de l’identité de l’Ifriqiya.  Cela signifie que le travail du romancier s’apparente à la démarche de l’archéologue : creuser, fouiller, décrypter tant d’éléments, avant de les exhumer à la lumière du jour. Dans ce cas, la présence récurrente de l’histoire antique de Carthage constitue le noyau central de l’œuvre, d’autant qu’elle nourrit, nous semble-t-il, l’imaginaire de l’auteur et structure son écriture. Cependant, en s’érigeant en leitmotiv, ou plus précisément en une image obsédante, Carthage finit par afficher, notamment dans Le signe de Tanit sa véritable fonction : le passé est évoqué ou invoqué pour mieux interpeller le présent, en vue de le maîtriser, et pourquoi pas le transformer ?

 

En effet, Le signe de Tanit s’articule autour de l’histoire d’un trésor relégué de l’époque romaine et qu’une équipe envoyée personnellement par Hitler voudrait bien récupérer, sans y parvenir, suite à la débandade des forces nazies. Mais, un demi-siècle après la seconde guerre mondiale, plusieurs groupuscules et services de renseignements convoitent ce trésor (Allemands, Israéliens, fondamentalistes tunisiens et fonctionnaires bien rangés à l’Agence nationale du patrimoine), tous animés par une terrible volonté de puissance. Le trésor a éveillé, partout où on soupçonne son existence, de vieux démons.       

 

 Mais à côté de ce récit d’aventures, le texte est traversé de bout en bout par une réflexion aussi bien sur l’état du monde d’aujourd’hui que sur la situation socio-politique en Tunisie. En effet, si les néo-nazis agissent de la sorte, c’est pour répondre aux exigences d’une cause : retrouver la grandeur perdue de l’Allemagne du Reich et redresser, en même temps, l’arrogance et les torts commis aujourd’hui par les multinationales, au nom de l’ordre de la mondialisation (p101). En ce qui concerne les personnages tunisiens, en l’occurrence Malek, Nadia (les archéologues) et Gaythe (ami d’enfance de Nadia et intégriste actif), la situation actuelle du pays leur offre une riche matière pour débattre et spéculer sur son avenir, souvent sous le prisme de l’Histoire : « le rêve carthaginois est éternel, explique Malek à Nadia. Il est en chacun de nous. C’est celui d’une puissance prospère et pacifique, d’une communauté croyant en l’intelligence, la culture et l’audace, et qui a tenté de soulever le monde contre l’impérialisme. C’est un rêve universel que Carthage a réalisé » (p77).

 

Ce désir de renouer avec les miroitements d’une puissance révolue n’est pas le seul point commun entre l’Allemagne et Carthage. Un autre trait tisse, sous la plume du romancier, le sens de leur rapprochement : « toute la pensée militaire allemande s’était imprégnée de la culture carthaginoise suite à l’opération d’encerclement des forces françaises par Molkte le Vieux, durant la guerre 1870 » (p105).  

 

Rien a priori, ni dans l’Histoire politique, ni dans la trajectoire de la culture ou de la pensée philosophique n’autorise un quelconque rapprochement entre Carthage ou le monde germanique. Pourtant le roman, en tant que lieu légitime de toutes les extrapolations possibles et imaginables, ne recule pas devant d’éventuelles associations dont la plus importante s’articule autour d’un sentiment commun profondément refoulé dans la conscience collective : la blessure ou l’humiliation de l’Histoire. « Le signe » de Tanit est cette marque indélébile qui n’a traversé les siècles que pour interpeller et secouer continuellement l’honneur perdu d’une civilisation réduite à contempler le spectacle désolant de sa défaite. De ce point de vue, le trésor, objet de convoitise des parties rivales, prend une valeur allégorique, car il renvoie symboliquement à cette chose précieuse enfouie dans les strates profondes de l’âme du peuple et qui attend le moment propice pour être exhumée et exhibée à la lumière du jour.

 

Le roman d’A. Belkhodja ne se contente pas de donner un ancrage historique à la matière de son récit. Il s’évertue aussi à utiliser l’action romanesque comme un outil herméneutique permettant d’explorer aussi bien l’état actuel du pays que l’univers mental de ses hommes face à leurs rêves, leurs blessures et leurs angoisses. C’est donc par le détour d’une écriture ludique, amusante, légère que l’auteur parvient à énoncer un discours grave et sérieux. 

                                                                                                            Kamel Ben Ouanès