Dhahbi est un petit agent de bureau dans une administration publique dans la Tunisie de la fin des années 70. Salaire dérisoire, vie marginale et effacée, célibat endurci mais tempéré tout de même par la présence de Hayet, une chatte fidèle et attachante, Dhahbi traîne une existence morne et noyée dans l’alcoolisme.Le personnage narrateur,  Dhahbi,  esquisse ainsi les grands traits de son autoportrait, mais sans trop chercher à fouiner dans les secrets détails de son destin : enfant indésiré, fruit d’un mariage arrangé fondé « sur une aversion mutuelle »entre ses parents, orphelin à quatorze ans, petits boulots éprouvants, déficit affectif et sentiment douloureux d’abandon et de rejet.  

              Tous les ingrédients de l’univers hugolien des Misérables sont ici réunis. Cependant, le personnage narrateur évite l’écueil du misérabilisme et se garde de céder au pathos. Dhahbi appréhende plutôt  sa condition avec un détachement impitoyable et une bonne dose d’autodérision, car sa tâche ne consiste pas à s’apitoyer sur son sort, mais à essayer de l’inscrire dans un contexte historique précis, afin d’en dégager, quitte d’une façon oblique, un lien entre sa condition individuelle et la situation générale de la Tunisie  des années soixante-dix. Ainsi est-ce pour cette raison que le personnage narrateur s’applique avec frénésie à enregistrer tout ce qui se passe autour de lui ? Surtout les lieux qu’il fréquente (son administration, avec ses cadres et ses agents, le café l’Univers et sa clientèle d’intellectuels de gauche ou de journalistes à court de reconnaissance, le bar des dockers et les bas fonds nocturnes et sordides de Tunis)

            Il décrit aussi les frémissements de l’agitation sociale, les remous d’une crise menaçante entre Achour, le patron de l’UGTT et Nouira, le chef du gouvernement, puis les échos des grèves rampantes qui se relaient à travers le pays avant d’aboutir à la fameuse grève générale du 26 janvier 1978. Les conditions historiques sont ainsi mobilisées pour que la minuscule silhouette amorphe et marginale du petit agent de bureau se trouve aimantée et entraînée dans le tourbillon de l’histoire collective du pays : Dhahbi prend sa revanche, commet l’irréparable, tue, manifeste, crie, affronte les forces de l’ordre, s’insurge. 

           Le récit de Mohamed Bouamoud est un témoignage poignant sur un épisode important de l’histoire de la Tunisie moderne et surtout de sa jeunesse au cours des premières décennies de son indépendance. Tiraillé entre les miroitements des idéologies de gauche et la pesanteur d’une situation politique figée et sans horizon, le Tunisien a sombré pendant cette période dans d’insipides chimères, avant de réagir à force de colère désespérée et de tentation suicidaire. Cet état de désenchantement et de conscience de nullité est traduit en termes violents et sans détour par le personnage narrateur : un « sentiment meurtrissant refait surface à chaque coup des jours. Coupable d’être né. Coupable d’être venu à la vie. Coupable de m’être accroché à la vie. Coupable d’avoir un peu trop espéré de la vie. Coupable d’être sans l’être tout à fait un homme parmi les hommes. L’ombre des hommes. Un rien. Une nullité ».                                                                                    

                                                                                                                        

Mis à jour ( Lundi, 06 Avril 2009 13:11 )