Salah Addems, Holm Attouffah, (Floraison précoce), Sahar Edition, 2009, Tunis, 161 pages, ISBN : 978-9973-28-258-3, prix : sept dinars.

     Dans mon esprit, et jusqu’à une date récente, le nom de Salah Addems était associé à des enquêtes et articles de qualité que je lisais de temps à autre dans Assahafa. Sans plus. En somme, je ne savais rien ou presque rien de lui, avant de lire son dernier recueil de nouvelles Al Maraya al kadimaa (le vieux miroir), paru l’année dernière.

Il en a déjà publié cinq autres depuis 1985. Par Holm Attouffah, S.Addems écrit son tout premier roman, mais d’un pied ferme et avec une aisance digne d’un vieux routier du genre. Ceux qui ont accompagné le nouvelliste depuis 1985 n’en seraient sans doute pas surpris. Ils seraient surtout étonnés du fait qu’il n’ait pas signé de romans plus tôt. Manifestement, cet artisan de la prose narrative prenait son temps. Il se méfiait de la fulgurance et des revirements spectaculaires. Adepte de la forme brève, voire très brève, il n’a cependant pas l’allure d’un sprinteur. La nouvelle, pour lui, demeure un exercice d’endurance, en ce sens qu’il la pratique sans relâche depuis une quarantaine d’années. Et rien ne présage qu’il y renoncera. A comparer le nouvelliste au romancier, on s’aperçoit sans peine que l’expérience du premier a servi de puissant levier au travail du second.

   Jamais un roman tunisien ne nous aura fait autant circuler dans la capitale. Mais le Tunis de Salah Addems est terrible. Avec son métro léger et très vert qui serpente paresseusement à travers ses boulevards, avec la cohorte de ses taxis jaunes, très jaunes qui peuplent ses artères, avec sa foule aux allures pacifiques qui arpente, été comme hiver, l’avenue Habib Bourguiba, Tunis entretient son image de marque. Il vous installe dans le temps touristique d’une cité sans histoires. Ouvrant plusieurs sections du roman, cette image trop lisse de la capitale est souvent battue en brèche. Il faut le regard perçant de Salah Addems pour déchirer sans complaisance le rideau. Il déniche, de nuit, dans les hôtels de fortune et les impasses de la Médina, des silhouettes d’hommes brisés et de jeunes désabusés venus des quatre coins du pays. Ce n’est plus l’exode rural des années soixante. C’était collectif et aux mobiles essentiellement économiques. Dans Holm Attouffah, le drame s’avère plutôt individuel et existentiel. Donc forcément plus compliqué et de loin plus pernicieux. Mais on n’en est pas encore au temps où les jeunes, totalement désabusés, se jetteront à la mer pour s’y abîmer le plus souvent avant d’atteindre la rive de l’espoir. Les créatures de Salah Addems appartiennent à une génération intermédiaire, mais qui semble plus proche des « brûleurs » vers l’Europe qu’elle ne l’est des pionniers de l’exode rural.
 Mon explication sociologique risque toutefois de masquer l’originalité de Holm Attouffah tant au niveau de l’histoire qu’au plan de l’écriture.

   C’est un trio qui se donne un mal de chien pour survivre. L’amitié qui les lie est née au hasard des rencontres. La rage de vivre, l’amour de la bouteille et de la poésie ont fait le reste. Jalel, le héros du roman, est habité par un incurable mépris de soi, de l’école et de la famille. Il quitte tout à Sidi Bouzid pour Tunis avec l’unique ambition de devenir poète. Parce que la poésie est sa raison d’être, il ne prend soin que de ses vers et se consume dans l’alcool et la cigarette. Son projet éclot prématurément comme un pommier à floraison précoce : il meurt avant que ses poèmes au goût de pomme ne voient le jour, ne soient publiés. Servant de titre au roman, la métaphore du « pommier » désigne également ses amis qui vivent au jour le jour et dépossédés, eux aussi, de leurs rêves. En fait, ses colocataires, Anouar et Souad, n’ont rien d’intellectuel. Bien qu’il ait obtenu sa maîtrise d’histoire à la Faculté du 9 Avril, Anouar n’aimait pas les études et la chose culturelle n’a jamais été son fort. N’ayant pu supporter le mépris que lui vouait son père et un chômage sans fin, Anouar a quitté son quartier populaire à Bizerte à la recherche d’une vie meilleure à Tunis. Il se résigne à travailler comme serveur dans un restaurant de la Médina. Quant à Souad, elle avait perdu son paysan de mari quelques mois après leurs noces dans un petit bled perché sur les hauteurs de Mateur. Elle est venue se prostituer dans la capitale. Elle se professionnalise sans se poser trop de questions : la vie normale lui étant inaccessible, c’est, pense-t-elle, un boulot comme un autre ; un boulot pour survivre. Avant la mort de Jalel, Le trio déménage de la Médina pour s’installer chez un autre paumé, Ridha, vendeur de bibelots et gadgets pour touristes.  

   Souad et Anouar se relaient dans le roman pour raconter les péripéties d’une vie commune misérable, mais peu conventionnelle. Si, en effet, leur histoire ne pouvait être que tragique de bout en bout, le récit qu’ils en font est loin d’être sombre. Il témoigne d’une tendresse mutuelle et indifférente au monde de brutes qui les entourait. La déconsidération, le mépris et la violence, ils en avaient l’habitude. La précarité, la faim, ils en ont connu. Mais des moments de bonheur, ils en ont vécu aussi dans cette chambre de fortune. La prostituée et ses copains ont soutenu Jalel qui voulait publier ses poèmes dont ils ne comprenaient pourtant rien. Faute d’avoir eu, chacun, un destin personnel, ils se sont agrippés de toute leur force à leur petite communauté. C’était le sens de leur destinée ; le sens d’une vie qui n’en était pas une.

   Holm Attouffah ; on ne peut trouver meilleure métaphore pour désigner l’insoutenable fragilité de ces êtres au printemps de leur vie. Il serait réducteur de n’y voir que la facture réaliste. Au diable le « réalisme » s’il n’était que sociologique !

   C’est que ce roman a un effet évocatoire irrésistible. Il vous embarque dans des associations d’idées et d’images. Salah Addems ne force pas les choses ; c’est un romancier sobre et discret. Il fait tout pour vous donner l’impression qu’il n’y est pour rien. En lisant son roman, vous ne pouvez cependant pas vous empêcher de voir à travers la figure frêle de Jalel d’autres silhouettes qui hantèrent jadis les murs du vieux Tunis : Chebbi, Douagi. Ou plus récemment encore : Mnaouar Smadeh, Mokhtar Alloughmani etc. La Médina est riche en fantômes de ce genre. Le récent film de Fadhel Jaziri, Thalathoun, ne rendra votre tentation que plus forte encore. Il va sans dire que Jalel, cet être fictif, n’a ni le talent de Chebbi, ni l’humour de Douagi. Et pourtant Il tient d’eux quelque chose. Une sorte de généalogie intellectuelle fait de lui leur légitime descendant. Il hérite du premier le démon de la poèsie et la mort prématurée. De Douagi, il tient, bien plus encore que l’amour de la bouteille, la condition tragique de l’artiste. Agressé par ses collègues de l’Union des Ecrivains Tunisiens et meurtri par une société tunisienne toujours aussi indifférente à l’art et à la culture, Jalel se noie dans le vin et se tait peu à peu. Il se tue ou se laisse mourir par dépit. Le « pommier à floraison hâtive » d’Addems fait fatalement résonance avec la fameuse « grappe de raisin » de Douagi. Les temps ont certes changé, mais le désamour entre l’artiste et la Cité persiste, telle une malédiction. La métaphore, elle aussi, a changé de support puisque de la vigne on passe au pommier, mais l’essentiel de son sens perdure, tel un emblème.

   Mise en vedette dans Holm Attouffah, la ville de Tunis fascine Salah Addems autant qu’elle l’intrigue. Il la décrit avec beaucoup de soin, avec un réel souci de style. La jeune prostituée, le vendeur de gadgets, le serveur de restaurant et Jalel, le poète en herbe, incarnent des vocations compromises. Ces jeunes dont les lendemains ne chantent plus confèrent à l’espace urbain dans lequel ils tentent de survivre l’expression d’une profonde désolation. Capitale de la douleur et des rendez-vous avortés, Tunis accède ainsi, dans Holm Attouffah, à la dignité du romanesque.
                                                           Chaâbane Harbaoui.