Habib Selmi, Rawaih Marie-Claire (Les odeurs de Marie-Claire), Dar AL Adab, Beyrouth, 2008, 223 pages, ISBN :978-9953-89-013-5

 

   Dans Asrar Abdallah (1999) et Ouchak Beya (2002), Selmi ne lâche pas prise. Il s’attelle à raconter ce qui est difficilement racontable: le temps de la passivité rurale, ou du moins ce qui pourrait paraître comme tel pour des lecteurs non avertis.

Dans Ouchek Beya ( les amoureux de Beya), il a fait d’une scène statique et quasi théâtrale une durée romanesque incontournable. Si ce roman est considéré aujourd’hui comme un texte majeur de la littérature tunisienne, c’est entre autre grâce à cette conversion fabuleuse du temps.

  Selmi aime faire ce genre de pari. Il récidive dans Rawaih Marie-Claire, mais cette fois-ci en fouillant sous toutes ses coutures le quotidien d’une relation amoureuse entre le narrateur, enseignant contractuel de littérature arabe dans des universités parisiennes et sa petite amie, Marie-Claire, employée à la poste. L’histoire, en tant que telle, n’a rien d’original et ne contient ni rebondissements ni péripéties : il n’ y a d’ailleurs pas d’action à proprement parler. Le narrateur s’emploie à décrire la vie commune de ce couple dont l’essentiel se déroule entre les murs de leur petit appartement parisien. Leur amour réciproque, fort au départ, décline au fil des jours pour s’éteindre à la fin du roman. Cela n’a donc rien d’exceptionnel. Mais comment capter, pour les fixer dans le texte, les sensations que procure au narrateur personnage la présence de la femme aimée et de son corps constamment désiré ? Moins évidente est encore l’ambition de distinguer, dans la banalité du quotidien, cette gamme de variations si infimes, si évanescentes qui modulent l’expérience affective des deux protagonistes. Dans Rawaih Marie-Claire, quoiqu’il s’exprime dans l’attachement de l’un à l’autre, le sentiment amoureux n’est jamais tout à fait le même. Non que les deux personnages soient inconstants, mais parce que le penchant amoureux loge dans les petits gestes de Marie-Claire, dans sa façon de ranger leur modeste logis et de s’occuper de ses plantes, dans la couleur changeante des rayons du soleil. L’amour y est flottant, en désordre et jamais structuré. Seule l’écriture est en mesure de lui donner forme et d’en assurer la composition aux sens alchimique et musical du terme.

  En fait, dans ce roman, Selmi s’est imposé un double pari : il a rétréci le champ de l’action à la seule intimité du couple et la narration à la seule voix du personnage principal. En choisissant cette perspective restreinte, le romancier entend sans doute se passer de plusieurs béquilles narratives (structuration chronologique de l’histoire, description physique et analyse psychologique, etc.) pour se mettre face à la difficulté et favoriser ainsi la voie de l’exploration. Il se risque à aborder des rivages incertains, quand il installe les deux protagonistes dans un dedans presque en circuit fermé. Le dehors étant souvent dans l’ombre, leur passé respectif n’est évoqué que par rapport à cette intériorité. A ce dépouillement romanesque prémédité s’ajoute un autre défi : raconter cette relation amoureuse sur un mode plus olfactif que visuel. Selmi n’a pas l’ambition de Huysmans qui voulut écrire, dans A rebours, « la syntaxe » des odeurs à travers l’expérience d’un personnage schizophrène. Par ailleurs, la tradition littéraire a voulu que le surdéveloppement de l’odorat chez certains personnages soit souvent lié à leur cécité. Mais dans Rawaih Marie-Claire, Mahfoudh n’est ni névrosé, ni aveugle. Le personnage jouissant de toutes ses facultés sensorielles, la voie olfactive n’y est nullement une contrainte de l’intrigue, mais plutôt un choix délibéré de l’auteur. Tel un prisme de couleurs, la gamme des odeurs y est aussi large et aussi complexe que les instants sensoriels de bonheur ou de douleur, de répit ou de dépit vécus alternativement et parfois simultanément par Mahfoudh. Tout est affaire d’imperceptibles modulations intérieures. Nue ou couverte, éveillée ou endormie, Marie-Claire est d’abord un corps qui se sent, une féminité qu’on renifle. En tout cas, Mahfoudh la reconnaît à l’odeur chaude et enivrante de ses aisselles. Il a cette odeur chevillée à l’âme. Il s’en remplit les narines toutes les fois qu’il approche sa compagne. Cette séquence qui sonne comme un refrain dans le texte n’a pas seulement les vertus érotiques qu’on sait. Marie-Claire n’est pas une Lolita, pas plus que Mahfoudh ne ressemble au personnage joué par Gassman dans Parfum de femme. La montée du désir chez le narrateur charrie les odeurs d’antan qui sont enfouies au plus profond de son être. Inscrit dans le titre du livre, le pluriel signale déjà l’extrême diversité des effluves régénérés. C’est une palette sensorielle dans laquelle les senteurs de l’enfance et du pays natal se mêlent confusément aux odeurs des femmes qu’il a aimées, aux odeurs de celles qui l’ont marqué, à commencer par sa mère.
 
   La vision très rapprochée de ce couple permet de mettre en récit les liens d’intimité entre Mahfoudh et sa campagne, elle n’en dévoile pas moins l’abîme socio- culturel qui les séparait, du moins au départ : « Quelle curieuse coïncidence nous a réunis !....Une Parisienne native de Ménilmontant et un campagnard originaire d’un petit douar tunisien ! ». Ce couple, on le sait, a déjà servi dans notre littérature. Il est clair aussi que Selmi revisite ce moule romanesque sous un autre jour. En effet, contrairement à une tradition littéraire arabe qui, pour décrire la relation au sein des couples mixtes, mit longtemps l’accent sur le conflit des deux cultures, Selmi semble vouloir privilégier l’effort consenti conjointement par les deux partenaires pour vivre les humeurs de leur temps subjectif et humer les odeurs de leurs corps respectifs. Ils vivent leur amour à l’heure de Paris et à l’aune de leur propre expérience personnelle.

   Tout porte à croire qu’au niveau de l’intrigue l’échec final de leur histoire ferait partie des aléas du sentiment amoureux plus qu’il ne s’expliquerait par la fameuse dualité culturelle. Si je me sers ici du conditionnel de prudence, c’est parce que le texte n’explicite pas suffisamment cette démarcation. Entre Selmi et ses prédécesseurs arabes, on le sent à la lecture, la différence est énorme. Ce parfum de femme dont la composition complexe opère comme la musique intérieure du roman constitue la part neuve et fraîchement conquise par ce romancier exigeant vis-à-vis de lui-même et de son art. Sans doute le jury du Bookers arabe était-il sensible à cet apport romanesque considérable en inscrivant Rawaih Marie-Claire dans la liste des cinq meilleurs romans de l’année 2008. Le texte mérite largement cette considération à l’échelle arabe. 

    Mais j’ai l’impression que quelques éléments référentiels et techniques dans l’intrigue risquent de voiler quelque peu cet effort d’innovation en ramenant le parcours de Mahfoudh à celui de nos personnages déjà fichés. Hormis le temps de travail et les quelques jours de vacances, Mahfoudh quitte rarement son domicile au point que Paris, l’ici du roman, paraît comme un ailleurs qu’il traverse, souvent de nuit, dans sa navette quotidienne. A croire parfois qu’il s’en désintéresse totalement. Rares sont surtout les commentaires du narrateur sur les événements et les idées qui agitent notre époque. Cette déconnexion par rapport à l’ici et au maintenant du monde s’explique évidemment par l’intensité de la relation amoureuse. Mais pour peu que l’on suive les faits et gestes de Mahfoudh, on s’aperçoit qu’il souffre d’un sentiment d’inadaptation par rapport à un dehors inquiétant. Par contre, tout ce qui renvoie à l’appartenance culturelle et identitaire (le douar tunisien, la mère, les poètes préislamiques et le désert d’Arabie) semble, du moins dans la tête du personnage, plus présent et plus structuré. C’est que Mahfoudh, tout aussi amoureux de la poésie préislamique et de Marie-Claire, a des ancêtres dans les œuvres de Taha Hussein, Souheil Idriss et Taïeb Salah. De ce point de vue, il leur ressemble beaucoup. Le monopole, au masculin, et des sensations et de la narration dans Rawaih Marie-Claire, n’aide pas non plus les protagonistes à s’affranchir de cette image conventionnelle. C’est que la lecture a sa propre mémoire. Elle reflue sur le texte de Selmi et empêche Mahfoudh, cet être vraiment moderne, de l’être réellement dans le texte. La séparation finale entre le Tunisien et la Française n’est-elle pas l’expression de leur volonté commune de quitter ce huis clos pour être dans l’ici et le maintenant du monde et rejoindre, par conséquent, le bruit et la fureur de la grande ville ?  

                                                                Chaâbane Harbaoui.