Khéria Ben Ayed, Al Maratou wa Ichkaliet Attaharrour Al ijtimai…( la femme et la question de l’émancipation sociale dans le monde musulman au début du XXème siècle), traduction de Mounir Fendri,Ed. Cenatra, Le Centre National de Traduction, Tunis, 116 pages, prix : 10 dinars tunisiens, ISBN : 9789973084187.

    On ne saurait lire le petit opuscule de Khéria Ben Ayed sur le harem, publié en arabe par le Centre National de Traduction en 2008, sans céder au plaisir d’une petite méditation. Décidément, L’Histoire, opaque et mystérieuse, est parfois aussi impénétrable que les voies du Seigneur. S’y croisent des êtres différents dont rien ni personne ne pouvait prévenir la rencontre.

Plus tortueuse encore, l’Histoire jette pères et fils sur des trajectoires si éloignées les unes des autres que les descendants peinent souvent à se reconnaître dans le lien filial.  

   C’est qu’en parlant de cette princesse à moitié tunisienne, je ne peux m’empêcher de penser à sa relation au Père. Le sien, prénommé Mahmoud, est dans l’imaginaire tunisien un personnage de sinistre mémoire. Il n’aura pas volé sa réputation, quand on sait qu’il fut gardien du trésor au Bardo dont il s’empara, tel un gangster, pour s’embarquer, de nuit, pour la France. A Paris comme à Istanbul, il était impliqué dans des affaires financières plus que douteuses. Bien que la légende lui concède le mérite d’avoir été libéral et favorable à l’instruction de ses filles, grand adepte du sérail, il pratiqua la traite des femmes blanches et apporta en offrande au sultan Abdelhamid et à ses hommes le meilleur de son cheptel.

    Instruite, polyglotte et hostile à la tyrannie, la princesse Khéria, sa fille, fut une figure méconnue du féminisme moderne. Poursuivie chez-elle (après l’éviction de son mari de son poste de consul turc), elle s’embarqua clandestinement pour l’Europe et partit en guerre depuis Vienne, Paris et Londres, contre le harem et ses protagonistes. Au sujet du rapport père- fille, le traducteur et les éditeurs de la conférence disent peu de chose, sans doute à cause du grand déficit d’informations qui entoure le destin exceptionnel de cette femme. Mais il serait étonnant qu’elle n’eût pas de relations frontales avec un père dont il ne restait manifestement que le statut de géniteur biologique. Selon les documents disponibles ou plutôt en l’absence de documents crédibles, la princesse Khéria n’aurait pas renié son pater . Elle a hérité son sang, son rang et une part de sa fortune qu’elle était venue revendiquer à ses proches devant le barreau de Tunis.

   A la lecture de son discours lumineux sur la femme et le harem, j’espérais vaguement y retrouver quelque allusion au petit pays qui est le mien et qui, je l’ai dit, fut spolié en 1852 par son voyou de père. Rien de tel. Dans sa conférence, elle parle de la Turquie impériale mais ne dit mot sur la régence de Tunis. Tant pis pour ceux qui comme moi, assez revanchards, attendaient réparation de l’Histoire, fût-elle tardive!
   
   Et pourtant, le discours oral, prononcé par Khéria Ben Ayed un certain jour de mars 1904 à Vienne devant un public d’hommes et de femmes, dans lequel elle dévoilait méthodiquement les mécanismes du harem turc et musulman, a aujourd’hui une résonance particulière. Sur nous autres tunisiens, il a un drôle d’effet. Comme s’il était porté par une voix d’outre-tombe qui ne voulait pas s’éteindre avant de nous avoir atteints. Non que Khéria Ben Ayed eût été la première à dénoncer l’esclavage au féminin dans la civilisation arabo-islamique. Sans doute était-elle l’une des premières femmes féministes en terre d’islam. Mais si nous avons l’impression que cette voix nous provient de si loin et qu’elle émerge des profondeurs d’une époque obscure et non moins récente, c’est surtout parce que ce document fut prisonnier de la langue de Goethe et des archives françaises et autrichiennes pendant un siècle et quatre ans. Il nous parvient très tardivement. Si tardivement que sa traduction en langue arabe, en 2008, a la force d’une exhumation. En réparant cet impardonnable oubli, le Professeur Mounir Fendri établit, du coup, l’entière responsabilité des élites arabes. Elles ne l’ont pas fait exprès. C’était pire. Elles péchaient, comme toujours, par excès d’ignorance.


    Venue de si loin, cette voix nous est cependant très proche. Khéria semble avoir accompli dans cette conférence un acte de reniement sans précédent : elle rejette une partie importante de notre héritage culturel et paternel qu’elle tient responsable de la dévalorisation de la femme, de la famille et de l’institution matrimoniale. Elle impute ces travers à une coutume séculaire et non conforme aux préceptes premiers de l’Islam. De nos jours, un tel argumentaire relève du déjà lu ; il ne nous surprend donc pas outre mesure.
Je ne voudrais pas insister sur la teneur de son plaidoyer. Les arguments qui y sont avancés ne sont sans doute pas le volet le plus original de son texte. En fait, la force de ce discours réside moins dans son contenu que dans son énonciation. Khéria a une avance sur Kacem Amine, son prédécesseur et sur Abdelaziz Atthâlibi, son contemporain : c’est le fait qu’elle soit femme qui change totalement la donne. L’énonciatrice est une voix du dedans. Elle a sondé, de l’intérieur et selon une sensibilité de femme, un univers féminin totalement dévasté par la violence physique, sexuelle, verbale et psychologique. La réalité que décrit ce témoignage dépasse la fiction.
Jugé hyperbolique en 1727, le roman de Montesquieu, les Lettres persanes, s’avère être, à la lumière de ce petit texte de cinquante pages, en deçà de la réalité historique. Le harem réel de Abdulhamid Ier est plus sordide que celui d’Uzbek, le Persan.  

  Je ne voudrais pas non plus m’installer dans le confort d’une réflexion psychanalytique pour crier trop vite à la mort du Père dans notre culture; une mort tant souhaitée, à dire vrai, depuis fort longtemps. Il serait tentant, surtout bien commode de voir dans la parole de Khéria la mort symbolique de Mahmoud, de tous les Mahmoud. Mais Le moment d’énonciation est trop singulier pour se prêter à une analyse catégorielle. C’est un moment unique. C’est un moment atypique. Au plan culturel, qu’une femme issue de la haute lignée ottomane et rescapée de la tyrannie sultanesque ait pris la parole à Vienne en 1904 pour dénoncer dans la langue de Goethe la complicité séculaire entre le sérail et le harem, entre le sultan et le mari, ceci constitue, à coup sûr, un événement énonciatif de tout premier ordre.

   Mahmoud, la crapule, nous vola. Khéria, sa fille, nous a enrichis. C’est en cela d’ailleurs qu’elle reconquiert son titre de noblesse et son rang de princesse. Son témoignage mérite de figurer dans nos manuels scolaires qui sont les vraies annales de la République. Khéria Ben Ayed retrouvera ainsi sa place parmi nos féministes : Abdelaziz Atthâlibi, Tahar Haddad et Habib Bourguiba. En publiant la version arabe de cette conférence, Le Centre National de Traduction a fait acte d’adoption. Plus qu’une injustice à réparer, il y avait en effet une généalogie intellectuelle à rétablir. La filiation qui nous rattache désormais à Khéria est celle-là même qui nous unit, par delà les liens du sang, solidement et pour toujours, à Khair-eddine Pacha et au Général Hcine.

                                                                                Chaâbane Harbaoui