Mohamed Abaza, Tataouer Al fiil al masrahi fi Tounès… (L’évolution de l’action théâtrale en Tunisie : de la décentralisation à l’expérimentation), Sahar et Centre de Publications Universitaires, Tunis, 2009, 431 pages, prix : 18DT, ISBN : 9789973282774

     

    Le second tome de Tataouer al fiil al masrahi fi Tounès a paru il y a quelques mois. Il  couvre les cinquante dernières années pendant lesquelles le quatrième art connut, en Tunisie, successivement la décentralisation géographique et l’expérimentation dramaturgique. Mohamed Abaza achève ainsi une recherche colossale comme on n’en fait plus,  ou presque plus tout seul. De nos jours, on confierait volontiers un tel projet  à des centres de recherche spécialisés ou encore à une équipe de spécialistes.

Mais l’on sait  dans le même temps que si la division du travail a la vertu  d’alléger la charge  en la répartissant et de multiplier les perspectives d’analyse, elle n’offre pas au lecteur la vision unifiée qu’il attend : souvent la somme des communications ou articles qui composent un collectif ne fait pas ouvrage, ni l’ensemble des signatures  ne saurait s’y  substituer à la griffe d’un auteur, de l’auteur.

 

     Les spécialistes du théâtre tunisien pourraient reprocher  à Abaza, leur confrère, son ambition quelque peu démesurée, comme ils s’autoriseraient  à le reprendre, ça et là,   sur un tas de détails et de faits. On ne pourrait cependant,  à moins qu’on veuille  lui chercher noise, méconnaître son sérieux et la haute maîtrise de son sujet. Rien de ce qui relève des planches tunisiennes ne lui est étranger. Ce n’est pas un travail d’amateur. Le cœur y est pour beaucoup, mais l’amour de la scène n’aurait sans doute  pas suffi  à Abaza pour mener à son terme une si vaste enquête. De Zaki Touleymett et Abdelaziz Aghrébi à Habib Chébil et Fadhel Jaïbi, le parcours, désormais centenaire,  est long et ses relais sont loin d’être établis.  On s’en doute, ce livre en deux tomes n’est pas sorti de son chapeau du jour au lendemain. Pour trier et traiter l’information dans l’épaisse chronique du siècle dernier,  Mohamed Abaza a dû s’armer de la patience du bénédictin et d’un souffle  marathonien. Il y a associé surtout un savoir académique, mais débarrassé des parades méthodologiques et autres.

 

 En fait, le tome I, qui s’intitule  Evolution de l’action théâtrale : de la naissance à la fondation, a été publié il y a plus de douze ans. Il vient d’être réédité à l’occasion du centenaire du théâtre tunisien. Parus ensemble en mai dernier, les deux volumes révèlent ainsi l’ampleur de la tâche accomplie ; ils soulignent aussi la continuité et la cohérence d’un projet. C’est peu dire que Mohamed Abaza y fait l’histoire du théâtre national. En effet,  si la vocation historique de l’ouvrage est prédominante, elle est solidaire de bien d’autres objectifs non moins importants. En enquêtant sur les débuts de l’activité théâtrale, Mohamed Abaza constate que certains documents qu’il avait puisés dans les archives de la Bibliothèque Nationale, du Centre National des Archives ou dans celles du gouvernement étaient presque inutilisables, tellement ils étaient abimés. Il les cite donc abondamment non seulement pour illustrer son discours mais encore pour les   sauver d’une mort inéluctable. Cette vocation documentaire se confirme dans le second volume quand Abaza accorde, par la citation et le commentaire, un espace important aux manifestes et écrits divers qui ont ponctué les trois principales stations du quatrième art chez nous. : le « manifeste des Onze » en 1966, le projet du Nouveau Théâtre dans les années soixante-dix. Abaza reproduit, à la fin du tome II, les textes théoriques de  Habib Chébil sur le « théâtre de l’image » qui marqua la décennie suivante.

 

Il est naturel que le «  manifeste  des Onze »,  qui prônait la rupture avec la pratique dite élitiste de Ben Ayed, jouisse de toutes les faveurs dans ce livre. Abaza  met en garde pourtant contre les simplifications abusives qui feraient de Ben Ayed un adepte du théâtre d’élite et dont le travail se limiterait à l’adaptation des œuvres occidentales, en précisant que Souissi, le brechtien, avait, lui aussi, adapté des classiques. Sans trop se fier aux étiquettes, Abaza explique comment l’expérience majeure de Souissi avec la troupe du Kef, et indirectement avec celle de Gafsa, a opéré un changement radical et rapide. Il constate que la promotion du théâtre régional s’accompagnait d’une pratique  toute nouvelle. Rouached, Bel Hédi, Farhat et Jaïbi, dirigés par Souissi, étaient soucieux d’inscrire la scène dans la réalité tunisienne. Bien plus, partisans de la décentralisation, ils nourrissaient l’ambition d’agir sur la mentalité de la Tunisie profonde et rurale par les grâces du théâtre, comme ils entendaient dans leur travail collectif s’inspirer de cette même réalité à la recherche d’une dramaturgie et d’une scénographie appropriées. Al héni bouderbala, Koul foul lahi fi naouarou, ou encore Mohammed Ali Lhammi et Al Borni wa Alatra eurent leur temps de gloire.  Mohamed Abaza n’a pas omis d’insister, parallèlement, sur l’effort fourni, dans ce domaine, par le pouvoir politique qui misait sur le théâtre, en faisait une des clés de la modernisation culturelle et sociale du pays. Mais les autorités   voyaient d’un mauvais œil  ces jeunes loups de la scène qui prirent d'assaut les villes de l’intérieur. Plusieurs pièces  furent censurées et les pionniers de la troupe de Gafsa  finalement chassés des lieux. L’entrave n’était pas seulement de nature politique. L’expérience connut également un essoufflement esthétique.

 

Ayant éprouvé les limites du théâtre régional tant au niveau de l’organisation administrative que sur le plan purement technique, Mohamed Driss, Jalila Baccar, Fadhel Jaïbi  Habib Masrouki et Fadhel Jaziri se lancèrent dans la grande aventure du Nouveau Théâtre.  Adeptes d’une écriture dramaturgique qui traite de la « mythologie du quotidien » et qui repose, pour l’essentiel, sur l’improvisation et l’élaboration collective du spectacle, ils formèrent la première société théâtrale quasi privée. Ce vaste chantier donna naissance, au cours des années soixante-dix, à plusieurs œuvres marquantes comme AlOurs et notamment Ghassalet Anwader. Le troisième acte de  rupture significative, Abaza le voit dans le théâtre de l’image introduit par  Habib Chébil dans Mawal. En revanche, l’exposé qu'il réserve au  théâtre amateur et universitaire, dans la dernière section du livre, me semble trop synthétique pour rendre compte de la  mosaïque théâtrale très caractéristique de ces dernières années.

 

            Mais au-delà de la chronologie, la périodisation proposée tient moins compte de  l’itinéraire des hommes et des troupes qu’elle ne s’articule autour de certaines  œuvres    majeures. C’est,  me semble-t-il,  l’apport essentiel de cet ouvrage. Sans recourir au jargon des spécialistes, l’auteur conduit une véritable analyse dramatique des œuvres dont chacune a consacré la rupture avec une écriture dramaturgique antérieure et servi de relai aux pratiques théâtrales ultérieures. Ces pièces-relais  sont au nombre de quatre : Mourad III(1966) ; Thaouret Azzinj(1973) ; Ghassalet Anouader(1979) et Mawal(1983)

 

            Parce que Abaza y parle des vivants  et de leurs pièces que nous avons pu voir à un moment ou à un autre de notre vie, ce dernier volume, documenté et savant, n’en est pas moins touchant grâce aux  micro récits qui l’émaillent racontant quelques mésaventures des jeunes comédiens d’alors. J’en sors personnellement marqué par un fait et subjugué par la silhouette d’un homme. Nombreux sont les petits faits qui, perçus à cette époque-là comme anecdotiques, se chargent aujourd’hui de significations historiques et deviennent sources d’une forte émotion. Abaza rapporte, par exemple, que le Gouverneur de Gafsa suspendit en 1973 le financement alloué au   Théâtre du Sud tout fraîchement créé et coupa ainsi les vivres à Raja  Farhat et à ses ouailles. La troupe, réduite au chômage, gagna le Kef. Sous prétexte de préparer un travail collectif avec leurs confrères du nord, ils furent couverts professionnellement et financièrement par la troupe locale, à l’insu (ou peut-être au su) du pouvoir central, pendant une période de huit mois. Ce fut sans doute un acte hautement politique pour ces fougueux comédiens. Aujourd’hui, et à la lecture, ce geste réchauffe le cœur. Il a valeur de symbole dans l’histoire culturelle de notre pays.

 

L’homme dont la silhouette habite ce livre n’est autre que Fadhel Jaïbi. Ce nom réapparaît au fil des pages sans que l’on puisse  soupçonner Abaza d’en avoir prémédité la promotion. D’ailleurs, dans le feu de l’action théâtrale au sein des troupes, Jaïbi n’a jamais été aux commandes comme le furent Souissi, Farhat et Rouached, ou comme l’est maintenant Driss à la tête du Théâtre National. C’est que là où il passait, Jaïbi labourait profond : tour à tour comédien, formateur, scénariste et metteur en scène au Kef, il le fut davantage à Gafsa  quand il signa les mises en scène les plus mémorables de sa troupe. Son empreinte fut plus décisive encore dans le labeur innovant du Nouveau Théâtre. S’il pratiqua, après, le cinéma ; le plus souvent c’était pour la promotion de ses pièces.

Mais quelle persévérance ! Quelle endurance ! Son œuvre, encore ouverte, le juche au plus haut. Ce presbyte aux lunettes grossissantes a la tête encore pleine de projets pour longtemps, pour toujours.

 

                                                    Chaâbane Harbaoui