Rabâa Ben Achour-Abdelkéfi Bordj Louzir un temps à deux voix, Sud Editions, Tunis, 2010, 223 pages. ISBN : 978 9938 01 17 6

 

Comme tous les écrits sur la mémoire, Bordj Louzir ne revisite le passé que sous la pression du présent. Pourquoi ? Parce que ce dernier, traversé d’un « malaise profond », apparaît en nette dissonance avec le passé, c’est-à-dire avec ce bon vieux temps où fleurissaient « un certain esprit de liberté, un certain sens de l’humour et un véritable amour de la vie ».

L’évocation du passé n’est pas seulement le produit d’un quelconque sentiment de nostalgie, mais dictée par le besoin d’interpeller le présent et par ricochet, d’interroger ses failles, ses insuffisances et ses dévoiements. Aussi est-ce pour cette raison que derrière la facture de roman de famille, voire de roman d’apprentissage, se profilent un sérieux discours politique et un sens prononcé pour l’écriture engagée, puisque le récit des deux sœurs, qui compose le livre, dépasse largement la seule fonction de témoignage et s’applique à dessiner une radioscopie de la société tunisienne d’hier, pourtant hiérarchique et pliée sous le poids du colonialisme, mais suffisamment entreprenante pour relever tous les défis. Dans ce sens, si Bordj Louzir est choisi comme titre hyponyme, ce n’est nullement pour évoquer la douceur et l’insouciance de l’enfance ou l’atmosphère feutrée et protectrice de la famille, mais surtout pour faire de ce lieu la lucarne à travers laquelle on observe le monde et les agitations qui le traversent. Matrice du récit, Bordj Louzir offre l’opportunité aux protagonistes de mesurer à l’aune familiale les émois des jeunes et les anxiétés des grands. Mais, en dépit de sa position névralgique, Bordj Louzir est loin d’être un lieu stable, à l’abri des changements qui fusent de partout sous l’effet des convulsions de l’Histoire. Le foyer familial oscillait lui aussi entre la tentation d’une modernité naissante et une tradition qui s’accrochait avec acharnement aux attaches ancestrales. Nous retrouvons ici l’incontournable diptyque Orient/Occident, nullement comme des entités antagoniques, mais plutôt comme les deux versants d’une humanité soucieuse de les réconcilier, de les assimiler tous les deux dans une harmonieuse synthèse. C’est du moins ce que les deux sœurs s’appliquent à traduire à travers leur récits respectifs.

Vu de cet observatoire privilégié, la société tunisienne de l’après-guerre a tout l’air d’un Phénix qui renaît de ses cendres et adhère sans hésitation aux profondes mutations politiques, sociales et culturelles qui se répandaient, par ailleurs, à travers le monde après le cataclysme de la seconde guerre mondiale. La lutte de libération nationale n’a cessé de s’amplifier. Les menaces pesaient dangereusement sur les militants. Et même le père et le grand-père n’étaient pas à l’abri de cette convulsion générale dont le moindre détail était capté, enregistré et commenté dans le « conclave » familial, particulièrement actif pendant cette période où se croisèrent le théologien, le militant, la femme traditionnelle, la femme aspirant à son émancipation et les enfants amenés, tout à la fois, à fréquenter le lycée français et à apprendre le Coran et recevoir une éducation islamique.

Le récit de Rabâa Abdelkéfi dessine ainsi une typologie sociale qui renvoie à une géographie mentale, celle d’une tunisianité balbutiante, soucieuse de rester fidèle à son authenticité, et en même temps sensible aux miroitements d’une culture occidentale particulièrement dynamique et offensive. Et c’est précisément cette Tunisie ouverte, accueillante et tolérante qui semble s’évanouir au fil de cette intime confession des deux sœurs. Aussi y a-t-il dans ce récit diptyque deux tonalités opposées : d’un côté, une euphorique effervescence familiale et intellectuelle qui irradie dans tous les coins et recoins traversés et décrits par les deux narratrices ; de l’autre, un étrange sentiment de rupture, voire de deuil, qui enveloppe les lieux et transforme certaines chères figures en silhouettes fantomatiques dont l’image « se fond dans une brume, comme dans un miroir dépoli ».

C’est pourquoi, dans la clausule, l’auteure ne se contente pas de souligner les mélancoliques regrets nourris par le temps qui passe et la disparition des êtres chers, mais elle insiste surtout sur la corrélation intime entre ses chagrins de famille et le désenchantement de la citoyenne qu’elle est : « Mon récit n’a pas restitué mon histoire, il a seulement ravivé une blessure, dont les deuils répétés ont creusé le sillage et que les faux pas de notre histoire nationale ont approfondie. »

Kamel Ben Ouanès