Sophie Bessis, Dedans, dehors, Editions Elyzad, Tunis 2010, 138 pages.

ISBN : 978 9973 028 3

 

A priori, Sophie Bessis s’est appliquée scrupuleusement à éviter la tentation autobiographique. Parler de soi n’est pas son fort. A l’écriture nombriliste, elle préfère la biographie, un genre qu’elle prise tant et qui parcourt l’ensemble de son oeuvre, tantôt sous forme de brèves esquisses, tantôt sur le mode d’une somme faste et exubérante comme la biographie consacrée à Habib Bourguiba, en collaboration avec S. Belhassen. Si bien que lorsqu’elle se trouve, au gré des hasards, face à l’épineux exercice de parler d’elle-même, elle se garde de focaliser son attention exclusivement sur son moi. D’où l’incontournable nécessité d’adopter un style et une démarche rhétorique visant à déjouer les règles du genre et à en brouiller les contours. Pour ce faire, le moi ne s’entoure d’aucune aura d’égotisme et il n’y a dans son projet, ni auto-justification, ni encore autosatisfaction. Regardant sa vie se défiler à distance, comme un témoin extérieur et détaché, Sophie Bessis transforme ainsi le vécu intime en tableau englobant les couleurs d’une époque et les silhouettes d’une génération, au milieu desquelles l’énonciatrice déploie une vigilante discipline afin de s’éloigner du centre et de se réfugier dans la marge.

 

A la faveur d’une écriture condensée et laconique, les jours et les événements ne sont pas désignés, ni les êtres ne sont nommés. Tout est à peine suggéré, au gré des notations fugaces et sobres.

Bien sûr, Dedans, Dehors fait allusion à l’itinéraire de l’auteure, à ses œuvres, ses voyages, ses rêves et son action militante, parmi ses camarades de lutte. Le récit intime évoque aussi les escapades avec les copains et les copines dans l’insouciance joyeuse de la saison estivale. Plusieurs pages du récit rappellent également les enquêtes et les rencontres que S. Bessis a entreprises, en tant que journaliste, dans les conférences internationales, et dont la fonction essentielle est de mesurer la béance entre la réalité des déshéritées dans le monde et les déclarations feutrées et enthousiastes des experts. Et toutes ces notations sont énoncées sur une constante toile de fond : la Tunisie, le pays du « soleil clair et des murs blancs », là où pullulent les contrastes provocants : l’ombre et la lumière, la tradition et la modernité, le goût de la révolution et le poids de la répression, l’élan de la tolérance et les velléités de la ségrégation, un regard tourné vers le nord et un autre fixé sur le sud. Comment être tunisienne quand on est juive ? La réponse ne se fait pas attendre : juivarabe.

Il s’agit là d’une identité profonde derrière un voile d’hybridité. Cela est d’autant plus vrai que les racines, on les cherche pas dans les tréfonds d’une quelconque généalogie, mais on les reconstruit, on les tisse à partir des composantes du présent et dans le cheminement personnel et intellectuel de chacun. L’identité du Je se situe précisément sur cette ligne médiane entre un dedans et un dehors, entre la transhumance ininterrompue à travers le monde et les intermittents retours au bercail.

Le projet de S. Bessis est-il alors une fausse autobiographique ? Nullement. Mais l’écriture dépouillée et sans fioritures écarte toute surcharge, gomme toute trace de nostalgie et laisse les êtres et les choses baigner dans une sorte de floue esthétique qui les détache de la pesanteur d’un ancrage strictement local ; il leur confère une aura d’universalité. Si bien que les figures esquissées dans le récit avancent masquées, les silhouettes enveloppées dans un voile d’anonymat. On pourrait les deviner ou les identifier, ces figures, quand on est tunisien, et de surcroît leur contemporain. Faute de quoi, on se passerait volontiers de leurs traits réels pour focaliser son intérêt sur leur condition d’hommes et de femmes qui, arrivés au terme d’une trajectoire faite de rêves sacrifiés et d’illusions amères, en brossent un étrange bilan stoïque : « ensemble on se souvient des lieux où nous arrivions tous à la même heure pour y décider de l’avenir. L’avenir d’alors c’est aujourd’hui. Il est gris. Il n’est pas gris. On s’interroge. Qu’avons-nous fait de nos vies ? On se raconte, on se rassure. On est restés les mêmes. Pas tout à fait. On a juste vieilli. »

Peut-on transformer sa vie en récit intime ? Difficile ! Impossible ! Sophie Bessis mesure l’âpreté de la tâche, car son objectif ne vise pas à retrouver le temps perdu, ni encore à justifier ou à défendre ses choix. C’est pourquoi la voix du Je ne parle pas. Elle chuchote. Elle ne confesse pas. Elle témoigne de l’actuel état du désenchantement du monde.

Dedans, Dehors est le portrait d’un groupe, parce que les traits de ses membres s’articulent autour de l’histoire d’une fêlure, celle de la Tunisie d’aujourd’hui dans le miroir de sa mémoire post-coloniale.

Kamel Ben Ouanès