Michel Auguglioro, La Partenza, Editions Carthaginoiseries, Carthage, 2008, 267 pages, ISBN : 978-9973-704-08-5.
                                        

En publiant La Partenza d’Auguglioro, les Editions Carthaginoiseries confirment la voie mémorielle qu’elles ont choisie depuis leur création.  Dans cette jeune et belle aventure éditoriale, La Partenza  fera certainement date. D’abord par ce qu’on y relate un temps décisif pour nous : La Tunisie au lendemain de 1881. Une Histoire certes connue, si l’on songe à ses dates, à ses péripéties officielles et à ses acteurs politiques. Tout cela a été traité et commenté par l’historiographie savante. Mais l’on ignore presque tout  des individus, des groupes et des familles venus de l’autre rive qui ont nourri,  de leurs heurs et malheurs, cette période trouble de notre passé récent. Les héros de La Partenza font partie de ces  nombreuses familles siciliennes qui étaient en partance pour un monde meilleur :  en Afrique du Nord, au Brésil , en Argentine et dans  des contrées plus lointaines encore. Les Gugliaro  ont décidé de se forger un nouveau destin en Tunisie. Leur arrière petit- fils, Michel, aujourd’hui septuagénaire, revoit depuis les hauteurs de ses  Cévennes, cette fabuleuse histoire familiale. Il conçoit sa narration  comme un legs, comme un devoir filial vis-à-vis des siens et de sa Tunisie éternelle. L’éloignement spatio-temporel est , pour l’auteur, source d’une imparable nostalgie. En effet, tout y est : des  préparatifs du départ  en 1881 jusqu’à la naissance du fils de Michele et Rosarie en 1910.  Pourtant le récit, notamment au début, témoigne d’une grande retenue. Michel Augulioro semble avoir hérité de ses grands- parents, entre autres,  une qualité bien sicilienne : la pudeur . Autant  il  est exhaustif quand il décrit les amis de la famille, les grands travaux à Tunis ou le milieu professionnel de son arrière-grand-père, autant son discours est pudique lorsqu’il aborde les relations au sein de la famille. C’est qu’il nous dépeint des aïeux introvertis et peu enclins à la parole. Pour ces paysans de Trapani qui n’avaient rien,  le silence était un bien précieux. Dans la Sicile natale, il était synonyme de dignité et de sagesse. Sobre à des moments stratégique du livre, le récit d’Augulioro protège affectueusement la vie conjugale  et sentimentale de ces couples qui se sont formés au fil des générations.
       
       L’auteur n’a pas « la prétention d’être un romancier, ni même un historien et encore moins un sociologue , je me suis lancé dans cette aventure, poursuit-il dans l’avant-propos, pour rendre hommage à tous ceux qui ont quitté leur pays pour fuir la misère, les pressions politiques ou, parfois, par esprit d’aventure ».  Il ne faut pas y voir seulement les signes de la fausse modestie. Présenté comme le premier épisode d’une « saga »,  La Partenza est beaucoup plus un récit du temps familial qu’un roman proprement dit. L’auteur  revendique ce droit à la différence, quand il inscrit son texte dans cet espace intermédiaire où le quotidien se confond avec l’Histoire et où la fiction vient à la rescousse de la mémoire. Dans ce récit qui s’étale sur   deux cent soixante-dix pages, Auguglioro établit une jonction heureuse entre le quotidien de Guiseppe, Pascale et Khayati, d’une part, et les grands travaux qui ont présidé à la naissance du Tunis moderne et de sa banlieue nord, d’autre part.  Ces événements urbains servent de dates ou de relais aux actions accomplies par les personnages et inversement . Du coup, parce que Guiseppe, Michele et les autres avaient pris part à ces travaux ou ils en avaient été témoins, l’inauguration du port de Tunis en 1893, la cathédrale , la gare du TGM et d’autres lieux d’Histoire cessent d’être des monuments abstraits. Ils redeviennent, pendant la lecture, ce qu’ils furent naguère : des lieux pleins d’histoires et des histoires d’hommes. Au texte, Auguglioro associe l’image. Il reproduit à la fin des chapitres des cartes postales  en noir et blanc, faites des lumières et des odeurs de cette époque-là. Pour lui, ce Tunis photographié n’est nullement touristique ; il fait  désormais partie intégrante de  son album de famille.

    A la Goulette comme à Mateur , le bon vieux temps n’était pas toujours celui du bonheur ; il fut marqué ça et là par de funestes événements et surtout  par  le combat au quotidien contre la pauvreté. Nostalgique de la Tunisie d’alors, celle qu’on lui a racontée, Auguglioro rend un hommage ému à la vie commune que ses arrières grands-parents, puis ses grands- parents  ont  partagé fièrement avec des Arabes , des Juifs et des Maltais, tous de condition modeste.

Parce que débordante, la nostalgie semble toutefois jouer ici le tour redoutable qu’on lui connaît ; celui d’embellir et de déformer quelque peu  cette vie commune en l’idéalisant, comme si l’auteur voulait protéger l’ère de La Partenza en la soustrayant à l’avant et à l’après. La narration idyllique , notamment dans les derniers chapitres, risque d’engluer l’écriture  dans le pathos des émotions positives. Le  sentiment de reconnaissance qui anime le narrateur est naturel et authentique, mais il emplit le texte  et nous éloigne des merveilleuses sections du début comme «  Trapani Tunis », où Auguglioro réussit à écrire la souffrance muette  de Giuseppe et Guiseppina lors de la traversée.

 Ce conteur exceptionnel nous a fait partager, dans La Partenza, le temps de la concorde. Il saura nous raconter,  dans son prochain livre,  les temps orageux  de la discorde.
 
                                                                                                                      Chaâbane Harbaoui.