Hasna Kétiti El Oujia La Douleur, Editions Mohamed  Latrach, Tunis, 2013,

 

La révolution tunisienne a ouvert la voie à une production littéraire prolifique. Le déclic donné par ce grand événement historique ne doit pas être circonscrit dans le simple mode de liberté d’expression, mais doit être perçu également sous le prisme  d’une quête  de nouvelles modalités d’écriture ou de nouveaux procédés narratifs.

 

Néanmoins, le défilement soutenu des titres de romans ou de récits et l’absence d’une réception critique attentive et suffisamment mobilisée ne permettent pas de souligner les traits distinctifs et novateurs de cette littérature. Pourtant celle-ci, intimement rattachée à la révolution, charrie le projet de décrire le séisme, les frissons   ou encore les peurs et les rêves qui s’en suivent, selon une approche qui rompt avec la grammaire des genres et tend à gommer les lignes de démarcation qui les séparent.

 

Cette tendance à la nouveauté ne peut reprendre la forme classique du récit,  ni les tournures éclatées du roman moderne. Il fallait plutôt chercher d’autres modalités d’écriture. Lesquelles ? Personne ne peut livrer une recette toute faite ou un mode d’emploi catalogué. L’écriture de la révolution ne se conçoit pas autrement que comme un laboratoire de recherche, un tâtonnement périlleux où l’enjeu est plus formel ou rhétorique qu’idéologique. Cela est d’autant plus vrai que l’intérêt dans cette littérature ne consiste pas à nous rappeler ce qui s’est passé, mais à interroger le sens de l’événement historique.  C’est ce qui ressort d’un texte qui vient d’être publié par Hassna Kétiti « El Ouajiàa » (La douleur).

L’ouvrage en question a une forme hybride. C’est un recueil de Nouvelles et en même temps un roman. C’est à la fois un ensemble de tableaux et une fresque homogène. L’auteure y décrit des personnages écorchés vifs, confrontés aux convulsions de l’Histoire et condamnés à boire l’amer calice jusqu’à la lie, tant ils sont meurtris par des forces cruelles et avides de sang et d’enrichissement. Toutefois, ce qui sépare les victimes des bourreaux ne puise pas sa logique dans une explication rationnelle et historique, mais s’inscrit dans une atmosphère, étrange, funèbre, cauchemardesque où pullulent les scènes de terreur, de carnage ou de deuil. C’est pourquoi, l’écriture se détache de toute teinte réaliste pour épouser une forme où s’enchaînent le fantastique, le surréalisme, l’allégorique ou encore le merveilleux, selon que le personnage cherche à fuir le désordre social ou au contraire cherche à s’y impliquer. C’est autour de ce projet que s’articule l’ouvrage de Hasna Kétiti. Composé d’une mosaïque de portraits, le recueil nous propose, à la faveur de chaque tableau, un personnage différent. C’est ainsi que défilent devant nous tour à tour, le destin d’un jeune martyr, la disparition d’une prostituée, l’enfant dévoyé, la mère rongée par l’angoisse de perdre sa progéniture ,le fossoyeur, le ramasseur des cadavres, le jeune aux six doigts, etc. Chacun de ces personnages ne reste guère isolé par rapport aux autres personnages Des liens de parenté, ou encore de  communauté de destin se tissent entre eux et finissent par leur conférer un air de famille. Cela est d’autant plus vrai que ces personnages ne sont guère désignés, ni par leur nom, ni par une quelconque localisation géographique. Ils sont tout simplement là, dans une grande ville tentaculaire en proie à une vive agitation, où ils rôdent telles des silhouettes amorphes sans visages, tels de pâles humains qui errent dans le purgatoire.  Ils sont peut-être là comme des âmes suspendues entre terre et ciel et ensevelies dans des mailles de l’incertitude. Autour d’eux, les choses secrètent un mélange de pathos et de comique.  Les forces de l’ordre sèment le désordre et donnent  la mort. Les discours politiques cultivent une cacophonie de stéréotypes. L’étreinte amoureuse se réduit à une perversion nécrophilique…

Comment écrire la Révolution ? C’est en gommant tout le passé coupable, en  le conduisant jusqu’à la lisière de l’eschatologie et en l’imprimant dans une atmosphère du jugement dernier. Voilà l’ambition et la trame de cet ouvrage.