Ali Mansour,  Le porte-monnaie, Editions Fayard (France 2012), 250 p. ISBN 978-2-213-66854-3

 

Souleymane est un garçon vif et intelligent. Il est l’aîné d’une famille pauvre. Son père, simple docker, l’a chargé, avant son départ pour le port de Gabès,  d’acheter les vêtements de l’Aïd pour ses frères.

 

 

Après avoir accompli honorablement sa mission, en compagnie de sa mère, il s’apprêtait à regagner la maison. Mais, sa maman lui a imposé une longue pause, afin qu’elle puisse faire incursion dans le mausolée Sidi Mahrez. Toutefois, le rite dispensé par la mère n’était qu’un alibi pour voler un porte-monnaie rempli de billets de banque. Une fois dans le bus, la mère confie le porte-monnaie à son enfant et le charge d’acheter les titres de transport. Mais à peine le bus a-t-il démarré que deux agents de la police s’approchent de Souleymane, l’interpellent, avant de le faire descendre et l’escorter au commissariat de la police, sans que la mère daigne réagir et essayer de protéger sa progéniture.

Dans le commissariat central, le petit garçon subit un sévère et interminable interrogatoire, au gré d’un face-à-face inégal entre un garçon fragile, intelligent, et poli et un commissaire cruel, ayant de surcroît la réputation d’être un impitoyable tortionnaire. C’est autour de cet interrogatoire que s’articule la grande partie de la matière romanesque. L’interrogatoire est d’autant plus rude qu’elle épouse plusieurs modulations, d’une simple causerie faussement décontractée où l’on échange des confidences, à de véritables séances de supplice et de calvaire, en passant par des pressions psychologiques visant à arracher au gosse des aveux sur le sort de l’objet volé.

Ce duel inégal déborde ensuite l’espace fermé des services de la police, pour affecter l’ensemble du tissu social, puisque tous les personnages participent à ce concert de témoignages où l’on évoque, de part et d’autre, la misère ou la privation des uns et la convoitise insatiable des autres. La preuve, comme l’a remarqué l’un des personnages, que tous les signes de l’arbitraire, et par conséquent, de la répression sont ainsi réunis. L’allusion au régime dictatorial de Ben Ali y est à peine voilée : «  - Sais-tu qui est mon épouse ? – Votre épouse s’appelle Afya, monsieur. Elle tenait un salon de coiffure. Je crois que tout le monde sait cela ».

Mais détrompons-nous ! Le roman brouille les cartes, déjoue les dates historiques et se garde de renvoyer à une période ponctuelle ou délimitée de l’histoire contemporaine de la Tunisie. Cela est d’autant plus vrai que le cadre historique du roman fait penser tout à la fois au protectorat français, aux premières années de l’indépendance, ou encore aux années de plomb sous Ben Ali. Ce syncrétisme temporel signifie que le système politique et social, ainsi que les conditions des libertés individuelles n’ont pas changé depuis longtemps. Il indique aussi que le système est régi par une fatalité inamovible qui emprisonne les personnages et les aligne en deux camps opposés : les victimes et les bourreaux.

Cependant, malgré la gravité du constat, le roman d’Ali Mansour s’applique à tempérer cette vision manichéenne grâce à un subtil recours aux valeurs humanistes qu’incarnent un certain nombre de personnages. En effet, face à ses tortionnaires, le jeune Souleymane souffre le martyr et s’efforce studieusement de répondre aux questions du commissaire, comme un élève appliqué.  Face à l’adversité de sa condition, la grand-mère, Lella Aziza, une bédouine originaire du sud, cristallise l’élan de tendresse et d’engagement irréductible à protéger les siens. De même, la mère de Souleymane, Dounia, femme secrète, fuyante, rongée par le ressentiment, par la haine envers tous les membres de sa famille et aussi par un réel sentiment de honte envers elle-même, pour avoir accepté d’être une danseuse, une danseuse de grande réputation, qui a appris à danser « dans une fosse maudite et pleine de détritus ». A la fin d’une longue confession, Dounia tente de se racheter en prenant les traits d’une véritable figure tragique qui déballe les raisons de sa douleur : « vous voulez savoir de quelle fosse il s’agit ? […] Dans cette fosse le poison a trouvé son gîte et que nous le respirons profondément, chacune à notre tour… Dans cette fosse, la femme d’amour et de passion se laisse consumer à petit feu. Son vœu à celle-là est honnête, loyal, jusqu’à la folie, quand elle crie : hélas ! Quand elle reconnaît tardivement qu’il faut s’offrir encore et encore à son pire ennemi… ».

On reconnaît là les marques d’une autre forme de violence qui pénètre subrepticement dans la chair de l’âme pour l’abîmer, la gâter, jusqu’à en faire une loque humaine échouée sur les récifs de la déchéance. Le roman touche là une dimension troublante en questionnant tout à la fois la violence du pouvoir et le pouvoir de la violence sur les hommes. Les bourreaux et leurs acolytes, quelle que soit leur nature, sont progressivement saisis par une force qui dépasse les simples déterminations du système politique ou social, et s’affiche, dans sa dangereuse dérive, comme une puissance primitive, venue d’un monde originaire qui ne demande qu’à surgir. Dans ce cas, le comportement cruel du commissaire, comme celui des silhouettes brutes évoquées par la mère, font un tel mal qu’ils deviennent l’allégorie d’un univers où la brutalité peut aussi être une particularité locale profondément ancrée.

Que reste-t-il de ce duel entre un gosse vulnérable et un commissaire enflé de puissance et d’impunité ? Il reste une dramaturgie troublante où s’affrontent d’un côté, une féroce autorité aveugle : « Je suis celui qui décide, qui dirige, qui corrige, et qui punit », et la grâce vivifiante de l’art et de la création : « - Je veux être musicien, monsieur. Un joueur de flûte. Je veux aussi écrire des livres. Un livre tous les deux ou trois ans. Des romans. De belles histoires. Avec beaucoup de dialogues. Qui font vivre les personnages et avancer le récit…». Le pouvoir de la violence contre le pouvoir de l’art. Ou mieux encore, la domination de l’argent (que suggère le titre Le Porte-monnaie), contre la vertu salvatrice de la création littéraire et artistique.

 

Kamel Ben Ouanès