Hassouna Mosbahi : Achouak Wa Yassamine (Epines et jasmins), Perspectives d’Edition, Tunis 2015, 400 pages, ISBN  978-9938-843-52-1


 

« Si vous voulez que la mémoire existe, il faut la romancer ». Cette phrase de l’auteure des polars, Dominique Manetti, peut faire office d’une bonne épigraphe au nouveau roman de Hassouna Mosbahi. En effet, l’auteur de Achouak wa Yassamine revisite l’histoire de la Tunisie, moins pour faire œuvre d’historien que pour imprimer dans la conscience des Tunisiens les composantes de la mémoire collective. Pour ce faire, l’auteur endosse le costume du conteur ou d’un aède qui s’applique à capter l’attention de l’auditoire (de ses lecteurs) par une multitude de récits où s’enchevêtrent tant de genres : l’apologue, la fable, la chronique, l’odyssée, l’art du portrait et même l’autoportrait lequel se décline parfois en journal intime.

 

 

Rien d’étonnant dans cette écriture hybride dont l’ambition précisément est de composer, autour de l’Histoire de la Tunisie, un vaste panorama traversé d’une vérité prodigieusement cruelle.

H. Mosbahi nous invite donc à réviser l’Histoire de l’Ifriqiya, de l’Antiquité jusqu’à nos jours, dans le but précisément de démontrer que ce qu’on est convenu d’appeler la révolution  de14 janvier 2011 (ce qualificatif est rejeté par l’écrivain) n’est pas un événement exceptionnel dans l’Histoire du pays. Les circonstances de cette date ne sont qu’une triste reprise d’autres événements similaires qui avaient ponctué la mémoire tunisienne, selon un schéma irréductible : soif du pouvoir, dictature implacable, corruption généralisée, convoitise insatiable des richesses du pays, répression brutale de tout mouvement de contestation.

Ce paradigme de la violence mis au service de la corruption, H. Mosbahi le retrouve à travers une multitude d’exemples où bourreaux et victimes jouent entre eux une macabre partition. Une galerie de figures illustres défile devant nous : le vaillant Jugurtha qui défie farouchement les Romains jusqu’aux limites d’une folle et grossière témérité. L’imposteur Sahab el himar (l’Homme de l’Âne) qui a semé le désordre meurtrier dans le pays, en attisant par de diaboliques manœuvres le fanatisme religieux et le conflit entre Les Sunnites et les Chiites. Ali Ben Ghedhahom qui a réussi à mobiliser des régions entières contre l’arrogance du Bey et la cupidité des membres de sa cour, avant de céder, au dernier quart d’heure, au piège d’un enrichissement compensatoire. Et l’ambitieux Mustapha Ben Ismaël qui passe, au gré d’une fulgurante ascension, d’un obscur adolescent dévergondé au titre de grand Vizir du Bey et contribue scandaleusement à l’avènement du colonialisme français. …

La plupart de ces figures sont, soit l’incarnation d’un pouvoir faillible, soit la cristallisation d’un soulèvement tristement avorté.  Les siècles se succèdent, les crises se suivent, et les quelques illusions d’un avenir meilleur tournent casaque chez la population.

C’est au gré de cette loi  répétitive  de l’Histoire de la Tunisie que le roman procède à son examen critique, moins pour insinuer une quelconque fatalité dans le destin du peuple que pour souligner le stigmate d’une décrépitude morale et d’un déficit intellectuel qui avaient souvent marqué  les dirigeants de ce pays.

Le principe de la répétition est d’autant plus important qu’il constitue le noyau autour duquel s’articulent aussi bien les grands épisodes historiques que la construction de l’écriture romanesque.  Dans ce sens, H. Mosbahi ne reprend à son compte une certaine conception cyclique de l’Histoire que pour mieux la dépasser. En effet, se contenter de dire qu’elle se répète inéluctablement risque de cacher  une vérité fondamentale : chaque fois où les générations sont coupées de leur passé et se complaisent dans l’amnésie, elles sont condamnées immanquablement à commettre les mêmes erreurs. C’est pourquoi la loi de la répétition das le domaine de l’Histoire relève plutôt d’une vision tragique, car être condamné  à récidiver, à retomber dans les mêmes crimes et les mêmes écarts enlève à l’homme toute faculté de progresser et de maîtriser son destin. Il se réduirait ainsi à un état d’infantilisme permanent. Tout laisse donc à penser que l’auteur se met du côté de l’esprit hégélien, dans la mesure où ce dernier prône l’idée d’une humanité évoluant vers son perfectionnement.

Alors, comment arrêter ce cycle infernal de la corruption au pouvoir qui se régénère continuellement ? Pas d’autre remède que d’entretenir la mémoire, refuser farouchement l’oubli, revisiter sans cesse le passé et méditer avec une lucidité critique sur l’Histoire du pays. Aussi le roman de Mosbahi dévoile-t-il sans répit l’envers du décor en nous livrant  une somme de récits où les hommes sans mémoire avancent les yeux bandés et les esprits en hibernation. Leur conduite est guidée  par les seuls instincts primaires, tels les sanguinaires Abdoullah El Mahdi, Mourad Bey (dit Boubalàa) ou encore le terrible assoiffé d’argent, Mahmoud Ben Ayed…

En dépit de ce foisonnement d’exemples édifiants, Mosbahi se garde de jouer le conteur moraliste. On ne change pas l’Histoire d’un peuple par le simple enseignement de la sagesse. L’auteur conçoit l’examen de l’Histoire de son pays en procédant à une introspection de son propre itinéraire d’écrivain. Autrement dit, on n’écrit le roman d’un pays que par le truchement d’une certaine dramaturgie, celle qui préside à la genèse de ce roman même.

Comment, dans cette perspective, Epines et Jasmins a-t-il été élaboré ? Pour ce faire, l’auteur se met en scène, nous parle de lui-même, de ses origines, de ses lectures, ses amours, ses amitiés, ses voyages, et surtout de son vécu dans les résidences d’écriture en Allemagne et aux Etats-Unis. Mieux encore, Mosbahi n’hésite pas à multiplier les citations, glanées ici et là dans la littérature arabe classique, dans la poésie chinoise, auprès des écrivains français du dix-huitième siècle, chez les écrivains allemands ou américains, sans négliger de mettre à profit ses connaissances de cinéphile averti.

Au fil des pages, la grande Histoire de la Tunisie se déploie devant nous au gré de ces digressions autobiographiques et de ce savoir encyclopédique, comme si l’enseignement que nous pouvons dégager de cette vaste fable historique de l’Ifriqiya, ne devait rien à la morale, mais plutôt à la culture. Voilà le mot clé, la Culture, le précieux maillon qui manque à la chaîne, le noyau inestimable sans lequel tout l’édifice d’une nation demeurera une construction de fortune. C’est pour cette raison que Mosbahi n’hésite pas à rendre hommage à des artistes tunisiens qui, bien qu’ils soient peu connus du grand public, sont hissés au rang des icônes nationales. Ils incarnent, à ses yeux, la substantifique moelle de l’identité tunisienne, à l’instar des hommes de théâtre Stambouli ou abdellouhab.

 

Nous comprenons par là l’articulation entre les enjeux idéologiques du roman et sa configuration esthétique et formelle. En retraçant la mémoire collective, H. Mosbahi s’interroge en priorité sur la place et le rôle de la culture, ou plus précisément il dénonce son refoulement dans les plis de l’Histoire de la Tunisie.