YAdh Ben Achour, Tunisie, une révolution en pays d’islam, Cérès Editions, 2016, 387 pages, ISBN : 975-9973-19-793-1, prix 22 dt.

 

1- Bouazizi et sa charrette :

 

Si certaines révolutions devaient avoir  plus de chance que d’autres, la tunisienne, à coup sûr,   n’était pas née sous une bonne étoile : elle n’a  pas eu  d’idéologues en son amont ni d’acteurs qui lui soient dévoués  en son aval. Pis encore, l’étincelle qui jaillit du corps immolé  de Bouazizi n’a apparemment  pas fait long feu dans l’esprit des Tunisiens. Ils sont nombreux à  en vouloir  au défunt vendeur de fruits et à  sa charrette.  C’est que par  ces temps particulièrement difficiles,  les symboles ont la vie dure et les héros ne sentent pas bon. Taxée par les mécontents de tous bords de «  révolution de la brouette »,  d’ « insurrection ratée »,  elle baigne aujourd’hui  dans une  péjoration sans précédent  comme si  le Tunisien, faute de pouvoir accéder à la dignité  tant attendue,  aimait déverser sur la Révolution sa bile,  son atrabile et bien d’autre humeurs plus  maussades encore.  Bref, on  éprouve un malin plaisir collectif à rabaisser le 14 Janvier et à  lui retirer jusqu’au nom de « révolution ». Certaines têtes bien pensantes  en prennent prétexte pour le  tenir responsable de tous les maux survenus ou aggravés après la fameuse date.

 

 

2- Ben Achour  ou la  voix académique.

Dans ce marasme très tunisien, où l’autodénigrement  et l’auto flagellation sont  devenus un sport national,  l’ouvrage de YAdh Ben Achour, Tunisie, une révolution en pays d’islam ( Cérès Editions, 2016) porté par une voix plutôt savante  et  peu habituelle,  est un livre bien venu. Non que son auteur  cherche particulièrement à nous rassurer sur le devenir de la Révolution. Quand bien même s’emploierait-il à en défendre les acquis, certaines de ses  remarques  sonnent, à la lecture,  comme des aveux d’impuissance face aux dérives déjà vécues au cours des six dernières années. Fort de l’idée que la Tunisie  a connu, tout compte fait,  « non un   changement de degré, mais un changement de nature », il n’en  exprime pas moins, par intermittence,   sa propre  inquiétude face  aux risques qui poignent à l’horizon.  Mais il a surtout  le mérite d’avoir soustrait la Révolution au vacarme général pour la soumettre au questionnement académique. Son ouvrage constitue, de ce point de vue,  une première mise à distance de l’événement. Ce n’est pas tâche facile pour quelqu’un qui accompagna   le séisme du 14 Janvier et devint, fût-ce pour une période très courte,  l’un de ses acteurs de relais les plus importants. Qu’on  s’avise de ne pas  prendre ce qualificatif « de relais »  en mauvaise part, je m’en sers pour marquer la différence entre les insurgés proprement dits,  d’un côté,  et  les diverses  personnalités publiques issues  de la société civile, de l’autre,  qui tentèrent de traduire , tant bien que mal, les  revendications de la foule  en langage et en actes politiques et institutionnels.

A la question : s’agit-il d’une révolution ou d’une simple rébellion ?, Ben Achour répond assez rapidement en recourant à un test simple et pédagogique    comme s’il voulait,  d’entrée de jeu, se dégager des faux débats.  Le test est plutôt concluant : L’insurrection tunisienne remplit le minima des conditions  nécessaires à l’avènement d’une révolution. Primo,  elle se présente comme une protestation  publique et massive qui a réussi  à faire chuter  l’ancien pouvoir et ses institutions. Deusio, en revendiquant les principes de dignité, de justice et de liberté, elle repose sur un socle éthique et universel commun à toutes les révolutions. Enfin, elle est reconnue et assumée en tant que telle  par le nouveau pouvoir  au sein duquel évoluent pourtant  des responsables de l’ancien régime. N’en déplaise donc  aux négationnistes, à ceux qui ont « le regard miséreux et décontenancé des années de crise qui suivent toute révolution »,  il ya eu bel bien une révolution dans nos contrées. La  cogitation  sur « le vrai sens » du 14 Janvier, précise Ben Achour,  « n’a aucun sens » dès lors que sa scénographie  s’avère être  inédite et qu’elle nécessite par conséquent, pour être définie et comprise, une approche plus pragmatique, moins conceptuelle, en dehors des modèles préexistants.

De la scénographie des événements  au récit des travaux sur la Constitution en 2014, ce livre,  composé de six parties,  revient sur les principaux événements marquants de la période révolutionnaire tout en conduisant une réflexion  aussi bien sur ses succès que sur ses paradoxes.  Sans doute  Ben Achour se fait-il aider dans cette réflexion par son expérience en tant que Président de la Haute Instance de réalisation des objectifs de la Révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique( HIROR). Dans le même temps qu’il en dirigeait les débats, il négociait avec le gouvernement du moment. La tâche était doublement ardue,  mais elle lui permettait de prendre sur le tas et au jour le jour la mesure des faits et de leur incidence.

Certes, la Tunisie était mieux préparée que d’autres pays arabes à l’expérience démocratique. Mais  une révolution en terre d’islam est déjà un oxymore. Ce paradoxe constitue une donnée avérée de l’Histoire. L’idée de « révolution » est étrangère à la tradition islamique comme le prouve la savante fouille  que Ben Achour mène dans le vaste répertoire documentaire de l’islam.  L’énorme bibliographie qu’il commente au début de son ouvrage montre clairement que l’on s’est intéressé très vite à la Révolution tunisienne, surtout à la manière dont elle allait surmonter l’historique obstacle  Démocratie vs Théocratie ;  domaine de réflexion dans lequel  Ben Achour fait autorité depuis longtemps.

En fait, à l’heure où la question religieuse fut de nouveau posée en 2011, Ben Achour  jouissait, en plus de  la notoriété de sa famille qui comptait dans ses rangs de grands  « cheikhs Islam »  modernistes,  de sa propre notoriété universitaire aux échelles locale et mondiale. Parce qu’il est juriste, sa vision juridique est omniprésente dans les cinq sections de son ouvrage.  Mais cette dimension ne s’explique pas  seulement par l’effet du prisme grossissant de sa  spécialité académique. C’est que le Droit, ou plutôt la force du Droit,  était  partout en janvier 2011. Elle était dans la parole chaude et spontanée des insurgés, dans leurs actes de violence réfléchis et irréfléchis. Et ce n’est pas un hasard si au lendemain du 14 janvier 2011,  l’épisode politique de la Révolution s’ouvrit par le grand débat juridique que l’on sait et  s’acheva par l’adoption d’une  nouvelle constitution en 2014. La Révolution,  que plusieurs voyaient  comme une insurrection n’ayant  ni queue ni tête,  a donc un socle unificateur qui permet de mettre  de l’ordre dans la trame des faits en dépit de leur disparité apparente. La Révolution ne tombait pas non plus du ciel. Elle portait les marques indélébiles de sa tunisianité. Ben Achour démontre comment le 14 Janvier  a repris à son compte la tradition constitutionaliste depuis la deuxième moitié du XIXe siècle, mais  en défendant  en 2011 une nouvelle légitimité : « la légitimité démocratique. ». On lit dans cet ouvrage volumineux bien d’autres éclairages édifiants sur les travers et péripéties de la vie politique : manœuvres d’islamisation de la société tunisienne par le parti d’Ennahdha en 2011-2012,  ambigüités de la Constitution de 2014 et   retour des RCDistes après la coalition Nidaa- Ennahdha en  2014.

3- Le mutisme inquiétant des acteurs de relais

Mais la réhabilitation du 14 Janvier auprès d’une opinion publique traumatisée surtout par la corruption généralisée et le corporatisme de tous les secteurs ne sera pas chose facile. En tout cas, elle ne saurait se faire par la seule démonstration académique illustrant  la spécificité et  l’unité du soulèvement.  Les mises au point faites par l’auteur,  si elles sont indispensables, me semblent toutefois trop insuffisantes au vu  des dérives que connaît aujourd’hui  le processus dit démocratique.

En fait,  dans La Tunisie , une révolution en pays d’islam, Yadh Ben Achour raconte  la Révolution en s’appuyant sur une double légitimité : celle de l’académicien et celle de l’acteur public. A l’académicien,  nous devons les mises au point très importantes sur la signification  de la trame  narrative et sur le parcours  de ses principaux protagonistes. A l’acteur public, en revanche, nous demandons des comptes.  Ou plutôt nous revendiquons  plus de comptes qu’il ne croit devoir en rendre dans ce livre. La courte  conclusion du livre en dit long sur l’effort de retenue que son auteur se serait imposé. Il ne s’agit nullement d’une quelconque rétention ou manipulation de l’information.  Loin s’en faut. Tout y est : de la période dramatique mais glorieuse de 2011 aux péripéties politiciennes de la Troïka, aggravées par l’alliance entre Nida Tounes et Ennahdha au lendemain des élections de 2014.

C’est que le « compromis historique » entre islamistes et modernistes que Ben Achour met en avant dans son livre vacille aujourd’hui  de plus en plus sous le poids des manœuvres des uns et des autres, notamment du côté d’Ennahdha. Le constat de leurs agissements anti-démocratiques est  accablant. Par delà le jeu électoral, les islamistes de chez-nous n’ont jamais quitté le pouvoir depuis 2011 ni renoncé à l’islamisation de la société tunisienne et de sa république. Occupant toujours les mosquées et diligentant des centaines d’associations intégristes, ils n’envisagent pas non plus de faire le bilan critique de leur parcours pour s’affranchir de la tentation théocratique. Qui pourrait aujourd’hui les y contraindre au nom de la sacro-sainte démocratie ?

Dans son livre,  Ben Achour a raison de  reprocher  à «  la majeure partie de l’opinion publique tunisienne » d’avoir eu en janvier 2011  « une conception miraculeuse de la Révolution ». J’ai bien peur qu’au sujet du processus démocratique l’élite moderniste ne soit victime, elle aussi,  du même mal. On a cru que la démocratie, grâce aux vertus dormitives qui sont les siennes, allait rendre les islamistes moins islamistes, plus démocrates que théocrates,  plus révolutionnaires qu’ils n'étaient  salafistes. C’était une vision de l’esprit !

Ne faudrait-il pas avoir l’audace de reconnaître aujourd’hui la nécessite de reconsidérer tout le parcours ? En d’autres termes, les islamistes ne changeront pas d’eux-mêmes par philanthropie à l’égard des malheureux démocrates que nous sommes. Seule une société civile en éveil les amènera à faire leur autocritique et à l’assumer en les  contraignant à labourer et à tailler profond dans leur sillage référentiel et idéologique. Car, les dégâts causés par l’amalgame du politique et du religieux sont énormes. Or, cette société civile a reçu un coup sur la tête depuis la maudite alliance de 2014. Abasourdie et dépitée, elle assiste passivement au grand cirque des partis et hommes politiques. Le bilan critique des expériences vécues par Yadh Ben Achour,  Kamel Jendoubi, , Chafik Sarsar, Houcine Abassi, Ghazi Ghrairi,  Chawki Tabib et bien d’autre pourraient sans doute l’aider à sortir de sa léthargie.

Chaâbane Harbaoui