Ridha Ben Hammouda : La Marmite d’Ayoub, Sud Editions, Tunis, 2018, 315 pages. ISBN : 978-9938-01-120-3

 

Bien qu’ils viennent d’horizons et de milieux différents, ils forment une bande très unie, parce qu’ils partagent au moins deux passions : la chasse et un engouement irréductible pour l’art culinaire de leur compagnon Ayoub. Leur conclave ne ressemble ni à un salon de mondains, ni à un banquet de philosophes, car leurs réunions, forcément conviviales et amusantes, tournent souvent autour des choses grivoises et des plaisirs qui flattent le palais, tout en restant aux aguets des troubles et des frémissements qui traversent leur époque.

 

 

Le groupe est constitué d’une mosaïque de tempéraments : l’ambition politique de Zaher, le pharmacien ; l’aventure sentimentale de Zack, le médecin ; la discrétion de Jo, l’avocat ; le penchant pour les considérations intellectuelles d’Adem ou encore le caractère introverti et presque effacé du modeste Ayoub. Puis, il y a Gacem, Lord T, El Hafnaoui, adjuvants indispensables pour que la bande puisse agir et réagir. Mieux encore, la bande compte parmi ses membres un étranger, Amadeus, un être ingénu et débonnaire qui se laisse convertir à l’Islam, condition sine qua non pour pouvoir épouser Badra, (alias Betty) la fille du village de Témar.

Le roman de Ridha Ben Hamouda s’articule autour du projet de composer le portrait d’un groupe dont le champ d’action se déroule au pays des vergers, une région où la forêt s’incruste entre des plaines fertiles et une mer d’azur. Mais le roman va au-delà de ce groupe et élargit sa vision à d’autres figures, happe leurs histoires et les rattache à un grand récit englobant, une infinité de destins, de trajectoires et d’aventures. Autrement dit, le groupe de chasseurs n’est que le noyau d’une communauté qu’entoure une vaste constellation de personnages dont chacun est, à lui seul, l’objet d’un récit croustillant, ponctué de soubresauts, de volte-face et de secrets.

La Marmite d’Ayoub est un roman ambitieux, bouillonnant, car il s’applique à brosser la radioscopie d’une communauté, voire de l’ensemble d’un pays, en œuvrant surtout à mettre en exergue la complexité de la réalité, les contradictions des mœurs et les contrecoups d’une mondialisation rampante qui parvient à atteindre les coins les plus reculés de la Tunisie profonde. Aussi est-ce pour cette raison que dans ce vaste champ narratif, les récits, prolifiques et bigarrés, sont enchâssés, enchevêtrés si bien que chaque personnage nous conduit à un autre, puis ce dernier à un troisième, au gré d’une dynamique machine narrative qui ne suit pas un fil conducteur nettement tracé, mais procède par un mouvement en spirale, où on avance à mesure qu’on revient vers un foyer central, vers la matrice du récit : le quotidien dans le village de Témar.

Attentif au vécu et au ressenti des personnages aux prises avec les convulsions de l’époque, le romancier, en anthropologue averti, examine les faits, avant d’en tirer les conclusions et d’esquisser les contours d’une considération théorique. Et cela à travers la présentation d’une kyrielle de figures curieuses et biscornues : le sournois Gaddour qui pousse ses enfants à l’émigration clandestine, et par conséquent à la mort, sans le moindre regret dans l’âme. Le barbu, autoproclamé Imam, qui veut, au nom de la charia, que personne ne puisse rien entreprendre, ni décider sans son aval. Le patriarche de la famille de Betty qui, face à la résistance de la gent féminine, voit déjà son autorité vacillée. Jlayel, un vieux brigand et ancien rabatteur et ramasseur du gibier au service de la bande des chasseurs se présente un soir devant ces derniers, totalement métamorphosé sous les signes d’une ascension sociale. Halima, la jeune veuve qui par une étonnante audace et une bonne dose de ruse défie la vigilance des siens et parvient à séduire le docteur Zack en présence même de la foule des villageois. Et les histoires défilent, se succèdent par la seule faculté d’observer attentivement la réalité et le vif désir d’en faire le procès. Mais, il arrive que le romancier s’attarde sur quelques épisodes où s’exerce avec bio l’art du conteur, comme en témoigne le chapitre consacré à la cérémonie de la conversion d’Amadeus devant le Mufti ou encore la savoureuse scène où Ayoub s’installe , en compagnie de Gacem dans un café en front de mer, pour continuer à contempler en amoureux transi la passion de sa vie, une femme qu’il n’a jamais cessé d’admirer depuis des décennies, en dépit de son mariage avec une ancienne star de l’équipe locale de football et la grave altération de son charme sous l’effet du passage du temps.

Cette riche et exubérante matière narrative serait dépourvue d’unité et de cohésion s’il n’y avait pas au préalable au cœur du roman, un enjeu dramatique, un élément perturbateur qui doit mobiliser les énergies et nourrir les passions : faut-il ou non tuer le sanglier qui est en train de faire des ravages dans le pays des vergers et de menacer les habitants et leurs champs ? Comment faire face au danger ? Au gré de cet élément, le roman bascule d’une approche réaliste ou sociologique vers une écriture fantastique. En effet, en épousant quasiment la structure archétypale d’un mythe, l’épisode du sanglier prend une dimension symbolique, celle qui consiste à « tuer le monstre », à purifier la cité, et, par ricochet, à distinguer entre les suppôts du mal et les défenseurs du bien. C’est donc à la faveur de ce conflit, de cet antagonisme entre les forces en présence que se construit la trame de la fiction : les uns aiguisent leur fureur menaçante, guidés par l’arrogant Imam qui émet une Fatwa interdisant l’abattage de la bête, alors que les autres utilisent leurs méninges pour inventer le précieux subterfuge en mesure de déjouer l’interdit et neutraliser l’adversaire. Toutefois, le romancier ne cède guère à une quelconque tentation manichéiste, car l’enjeu de son récit est ailleurs. Il se focalise sur les modalités déployées par les uns et les autres à incarner une des facettes du pouvoir permettant le contrôle des consciences. Le danger est partout, car le mécanisme de l’aliénation fonctionne toujours sur les mêmes ressorts : l’isolement des individus, le miroitement des chimères et la suspicion de l’Autre.

La Marmite d’Ayoub est un roman où la violence se niche en sourdine à chaque coin de la cité, effleure le moindre changement de posture des personnages, déborde même les contingences pour affecter l’ordre de la nature. Mais l’écriture de Ridha Ben Hamouda dédramatise la brutalité de l’époque ou le déchaînement des passions par le recours à un procédé, rare dans la littérature tunisienne d’aujourd’hui : l’ironie mordante, le rire ravageur ou la dérision ardente : « l’interprète a du mal à souscrire à cette conception de la fraternité universelle ; il y a tellement de guerres, de haine et de malheurs qui rongent le monde au nom de la religion…Tout cela pour un seul Dieu ! Sans doute Saâd (le maladroit traducteur) a-t-il une autre vision de la vie et des hommes. Il ne peut oublier comment il a été renvoyé, comme un malpropre, du pays de cet étranger (Amadeus) ! S’Il est unique, ne doit-il pas prodiguer les mêmes injonctions. Charité…compassion…fraternité… braille-t-on, partout et de tout bord…Juste pour la frime…Mensonge, tout ça ! » (p.121-122)

La marmite, en tant qu’ustensile de cuisine, apparait ainsi comme la métaphore même du roman : un récipient où on mijote une infinité d’ingrédients, d’éléments composites, un pot-pourri d’un langage poétique noyé dans la délicieuse contemplation d’un monde en crise.

Kamel Ben Ouanès