Khaoula Hosni, Les Cendres du Phénix (Nouvelles), Arabesques, 2018

 

Khaoula Hosni appartient à une nouvelle génération d’écrivains – Yamen Manaï, Mohamed Harmel, Wafa Ghorbel (à un degré moindre)… - qui cultivent le fantasmatique comme mode d’approche du réel. D’aucuns ont qualifié ce regard oblique de réalisme merveilleux. L’auteure, après avoir expérimenté le thriller psychologique à travers quatre fictions, emprunte la voie de la Nouvelle : Les Cendres du Phénix est un recueil constitué de deux longues nouvelles sur le thème du bonheur conjugal. Cependant, la rupture de genre n’est qu’apparente chez l’écrivaine dont l’imagination fulgurante continue à brouiller les frontières du normal et du paranormal.

 

En effet, au service de cette continuité, l’art de la Nouvelle est à même de réaliser la synthèse du réel et de l’irréel : d’un côté, les procédés de condensation qu’impose ce genre permettent de focaliser sur des situations concrètes en temps réel (représentations) ou de formuler des bilans (commentaires). Mais d’un autre côté, la Nouvelle se termine obligatoirement sur un coup de théâtre qui constitue le plus souvent une entorse à la logique narrative et aux règles de la vraisemblance. Ainsi la nouvelle chez Khaoula Hosni, tout en prenant en charge la situation postrévolutionnaire du couple, qu’elle observe avec l’œil lucide d’une femme désabusée, n’en greffe pas moins un épisode fantastico-onirique comme mode de recul pour mieux sonder les abysses – terme culte chez l’auteure – de ce réel à l’apparence trompeuse.

Les deux nouvelles sont construites à partir de deux histoires totalement indépendantes, mais dont l’unité est assurée par le thème de l’échec conjugal et l’alternative qu’offre la passion amoureuse. Nous voilà donc revenu au premier carré, celui du roman sentimental et du personnage mal marié qui attend le miracle d’amour. Sauf que chez Khaoula Hosni, ce thème, tel qu’il est traité dans le roman, colle au contexte social et historique actuel dans le sens où il entretient une forte résonance avec la réalité de la Tunisie postrévolutionnaire. C’est un pays en crise de valeurs dont le malaise se ressent au niveau des rapports socio-familiaux en général et du couple en particulier. D’un autre côté, la dimension fantastique rappelle à bien des égards le réalisme merveilleux – à la mode chez les latino-américains surtout - où le fantasmatique atteint à une vérité profonde et cachée que ne saurait dévoiler le réalisme plat.

Dans le premier récit, Asma, apprenant la mort de son mari, fait une chute dans les escaliers, perd connaissance et se trouve victime d’une remontée dans le temps qui la reconduit jusqu’à son jour de mariage. Alors elle pourra éviter cette union avec Farid qui fut une véritable catastrophe et s’unir courageusement avec celui qu’elle aime : son beau-frère Mourad. Mais, violentée par sa mère scandalisée par le revirement inopiné de sa fille, elle perd de nouveau conscience. Et coup de théâtre, elle se retrouve de nouveau au bas des escaliers, cette fois mariée à Mourad dont elle ne peut empêcher le départ vers la mort. Ce récit est encadré par le drame de son fils enlevé et à jamais disparu, qui va réapparaître dans la seconde vie comme enfant proposé à l’adoption pour le couple Asma-Mourad qui n’ont pas pu avoir de progéniture.

« Le rêve est une seconde vie », affirme Nerval : pour cela, Khaoula Hosni mêle les plans du rêve et de la réalité au point de dérouter son lecteur. En effet, comme nous sommes dans le domaine du romanesque, les fictions présentes et passées s’affrontent et se relativisent mutuellement de telle sorte que la hiérarchie réalité/rêve s’efface : finalement tout est fiction et paradoxalement tout est d’une aveuglante vérité qui nous interpelle cruellement. Car à travers ce flou des frontières, l’auteure interroge la liberté de l’Homme face à son destin : revenu au passé, peut-il y changer quelque chose ? Cela me rappelle un roman américain que j’avais lu il y a bien longtemps et dont j’ai oublié le titre (Playback, probablement): un homme dans la force de l’âge, meurt d’une crise cardiaque et revient, comme par enchantement, à la vie sous la forme d’un jeune homme : il tente d’éviter toutes les erreurs qu’il a commises, à commencer par les études jusqu’à son mariage désastreux. Et comble de malchance, il refait les mêmes erreurs !

Suivant le principe indien du karma où l’âme humaine est engagée dans un cycle incessant de renaissances et de transmigration (samsâra), Asma renaît à une nouvelle vie dans laquelle elle pourrait assumer ses désirs et évacuer ses lâchetés. Mais « l’Homme ne peut regarder en face ni le soleil ni la mort », selon l’expression de Denis de Rougemont.

Cette impuissance tragique, obstacle au bonheur de l’Homme, se retrouve dans le second récit, mais dans une version plutôt réaliste. Tarek, sur le point de mourir, raconte l’aventure d’un jour qu’il a eue avec Houda, malheureusement interrompue à la suite un accident brutal. Cet amour naissant aurait pu constituer une alternative à leur union ratée, mais l’amour d’un jour n’est-il pas la métaphore de l’ironie du sort qui se joue de l’Homme, lui donnant l’espoir de la félicité amoureuse avant de la lui ravir.

A travers ces deux nouvelles, Khaoula Hosni expose la condition de l’Homme, pâture livrée à la finitude, guettée par le malheur et la mort. Les Grecs en avaient accusé les dieux et leurs sentences impitoyables. Mais depuis l’antiquité, le retour incessant du tragique relève des lois humaines. L’auteure met ainsi le doigt sur l’incommunicabilité entre les hommes qui s’est renforcée depuis la fameuse Révolution du Jasmin, n’oubliant pas d’égratigner au passage le retour de la religion sous une forme pervertie. Cette situation montre la profondeur de la crise que traverse le pays :

La crise n’est pas seulement économique. C’est une crise de… tout. De confiance surtout. Tout le monde remet tout et tout le monde en question. C’est une crise de moyens aussi, de corruption, une profonde crise monétaire, sociale, politique, humaine...Nous sommes en plein dedans, s’écrie Houda. (P. 134)

 

Les Nouvelles de Khaoula Hosni nous accrochent d’autant plus qu’elles se servent d’une langue alerte, nerveuse et qui atteint rapidement son objet Ce rythme haletant rappelle son expérience précédente dans le thriller psychologique et les romans d’action. Mais surtout, nous sommes transportés dans un monde irréel aux contours flous, grâce aux syncopes, raccourcis, parataxes, accumulations, et autres figures qui relèvent de la grammaire du rêve.