Nacer Khemir : Le livre des marges, Les Editions de L’œil, France, 2019, 143 pages.

 

On entre dans ce texte, comme on entre dans un atelier d’artiste : des photogrammes de films, des didascalies de séquences, un récit sur les conditions de tournage ainsi que les difficultés matérielles et physiques qu’on rencontre, une tentative de définition du « cinéma du pauvre », un essai sur la chose culturelle et ses rapports avec l’éducation, un manifeste pour défendre et réhabiliter l’imaginaire, un plaidoyer en faveur des enfants comme levier du progrès. Puis, des extraits d’articles de presse et de bribes de contes et de saynètes… Tout est là, exposé, étalé, déroulé sous le regard généreux du maître des lieux.

 

L’accueil de ce dernier pourrait vous surprendre parce que l’hôte a ici un profil protéiforme : cinéaste, plasticien, animateur culturel, sculpteur, conteur et écrivain. Est-ce un touche-à-tout ? Pas exactement ! Car, cet imagier  a beau changer constamment de support et passer d’un matériau à un autre, il n’en demeure pas moins attaché à un seul objectif : décrypter la matrice de notre identité culturelle. Vaste et ambitieux programme que Nacer Khemir s’applique à réaliser au gré d’une démarche dont il expose les lignes et les étapes dans cet ouvrage qu’il vient de publier : Le livre des marges.

Au départ, l’auteur ne veut pas afficher l’ambition de son projet : il se contente de parler de conditions de la genèse de deux films peu connus du grand public qu’il a réalisés à 40 ans  d’intervalle. Le Pays du Bon Dieu (1975) et Par où commencer ? (2015). Pourquoi ce choix et pas les autres ? Pourtant Nacer Khemir, le cinéaste, jouit d’une réconfortante audience, moins par ces deux films que par les autres opus, plus célèbres et bien accueillis dans plusieurs festivals de cinéma à travers le monde, comme Les Baliseurs du désert, Le Collier perdu de la Colombe ou encore Baba Aziz.  C’est à cette question que l’ouvrage s’applique laborieusement à répondre. En effet, si les autres films s’intéressent respectivement  au Maghreb, au monde arabe et à l’espace arabo-islamique, ces deux-là sont consacrés à la Tunisie. C’est donc à l’aire locale qu’il porte toute son intention, pas seulement comme cinéaste,   mais surtout en tant qu’observateur attentif, lucide qui cherche à comprendre l’Histoire de la Tunisie sur une période de quatre décennies. Bien sûr, l’auteur ne joue ni à l’historien, ni au chroniqueur, mais se propose plutôt de parler de sa propre traversée de l’histoire, en tant qu’acteur culturel, en tant qu’artiste aussi dont l’œuvre est forcément marquée par la réalité de son environnement. Au pays du Bon Dieu (que ne pouvons visionner sur Youtube) ne serait pas autre chose qu’un « documentaire sur les conditions de sa genèse », selon l’expression de Roberto Rossellini, c’est-à-dire un film où l’auteur n’est pas celui qui exécute un programme déjà établi, mais plutôt celui qui avance, contre vents et marées,  au gré des rencontres, des contrariétés, d’heureuses découvertes ou de pénibles défections. Autant le cinéaste traverse et sillonne le pays, autant, il est gagné par un flux d’attractions, de frémissements qui montent des tréfonds de la société pour façonner son être et sculpter son identité. Filmer, c’est apprendre à regarder. Là, ce que le cinéaste capte ne se limite pas à enregistrer des objets  ou des paysages, mais surtout à saisir les idées et les valeurs qui président à l’ordre du monde et à  la réalité qui l’entoure. Dans ce sens, ce qui mobilise son attention est ce patrimoine immatériel autour duquel se construit la filiation entre le passé et le futur, entre l’être et l’avoir : « pour moi, écrit Nacer  Khemir, changer le monde n’est pas un fait seulement économique et politique ; changer le monde, c’est changer le regard et la perception de ce monde, c’est-à-dire introduire une structure du langage qui permet et apprend à voir en conscience et en vérité ».

L’ouvrage structure son développement autour de trois grandes problématiques :

D’abord, la place des enfants en Tunisie et la nécessité de leur donner l’éducation appropriée. Cette éducation, précise-t-il, serait sans efficacité quand elle n’aiguise pas chez l’enfant les facultés du questionnement et de la créativité. Mais, cet objectif n’est réalisable qu’à la condition où l’enfant est placé en rapport, en familiarité avec le patrimoine et les racines culturelles du pays. Pas d’éducation, sans culture ;  ce sont en fait  les deux faces d’un même objet : « Il n’y a pas de refonte de la culture, écrit N. Khemir, sans une refonte de l’éducation. Et il est urgent de passer de l’éducation de l’avoir à une éducation de l’être ».


Vient ensuite le rôle de l’imaginaire, source et ferment de la création. C’est au cœur de ce foyer de l’archéologie mentale que nous pouvons puiser les idées innovantes et forger des projets audacieux. Dans ce sens, tout plan de développement social, économique ou technologique dépend intimement des ressources de l’imaginaire, donc de ce patrimoine immatériel que charrient les contes et le récit local ou national. Pour ce faire, l’auteur propose « d’amener une nouvelle pédagogie du langage, levier de l’imaginaire, et donner ainsi aux enfants du pays les moyens de construire une vraie liberté et faire éclater les cadres qui emprisonnent leur imagination. Comme le disait Paul Eluard : retrouver mon cœur d’enfant dans mon cœur d’homme ». Il serait donc pertinent de revisiter certaines figures significatives et symboliques de notre imaginaire forcément collectif, comme la figure de l’ogresse à laquelle le cinéaste a consacré plusieurs de ses travaux de cinéaste, de conteur ou de plasticien. Quelle est la signification de l’ogresse ? Ce monstre dévoreur est au fond, pour les enfants, « la représentation la plus immédiate de l’oppression qu’ils devinent et que subissent leurs parents. Oppression qui est non seulement celle de la vie matérielle, mais aussi celle du milieu, des tabous moraux et religieux […] oppression-ogresse-menace qu’ils devinent derrière la vie adulte »

Et finalement, la nécessité, voire l’urgence de s’inscrire dans la modernité qui n’est autre que la civilisation de l’image et du numérique. Cela signifie que nous devons passer de l’oralité ou de la récitation répétitive et mécanique de la leçon apprise  à une visualisation libre et débridée  de notre représentation du monde. Selon l’auteur, « pour guérir de cette culture de l’oreille maladive, il va falloir faire la révolution de la culture de l’œil. » Autant l’oralité est un acte souvent collectif, autant le regard est un acte individuel qui requiert la présence de l’individu dans sa particularité. Pour lui, la vraie solution aujourd’hui est d’introduire une « culture de l’image ». Et l’auteur de conclure sa démonstration par un brillant aphorisme : « Un peuple qui ne crée pas sa propre image, est un peuple sans visage ». Car l’IMAGE est plus que jamais un levier redoutable qui façonne les esprits et construit les croyances. Elle est donc la clé du troisième millénaire.


Cet ouvrage qui porte sur la place et le rôle de la culture en Tunisie est aussi un autoportrait assez particulier de l’artiste dans la mesure où Khémir  va au-delà de ce qu’il fait pour focaliser son attention sur ce qu’il est, donc sur l’être et sa véritable identité. Question récurrente, obsédante pour le cinéaste, comme pour une frange importante de nos artistes et créateurs. Mais qu’est-ce que l’être tunisien ou encore arabe ?  C’est sans aucun doute quelqu’un qui est façonné, pétri, modelé par la civilisation arabo-musulmane : «  Si, on avait à résumer le caractère de cette civilisation, on pourrait affirmer qu’elle est entre deux livres : Le Coran qui descend du ciel en disant « voilà comment vous devez vivre » et Les Mille et une Nuits qui montent du peuple en disant « voilà comment on aimerait vivre ».  C’est donc au milieu de ce face-à- face entre le sacré et le profane, entre l’ordre de la transcendance et les contingences de l’Histoire que se dessinent la place et le rôle du citoyen.

 

Kamel Ben Ouanès