HOMMAGE Á GISÈLE HALIMI

 

Gisèle Halimi vient de nous quitter à l’âge de 93. Connue surtout pour ses combats et ses plaidoiries en faveur de la liberté et de l’égalité, l’avocate avait quand même laissé une œuvre littéraire à travers une autobiographie en trois temps, revue de l’enfance et des passions tardives qui expliquent la femme qu’elle était devenue : une militante anticolonialiste et féministe.

Mais encore une fois, à l’instar d’Albert Memmi, la disparition d’un auteur d’origine tunisienne de confession juive et naturalisé français soulève la problématique de son identité littéraire et de son appartenance culturelle tout court, comme si la judéité accompagnée d’exode était un motif de déliement identitaire. Pourtant, Halimi qui a la double nationalité, a toujours fait montre d’une grande ferveur pour la cause nationaliste tunisienne.

En effet, la petite Zeiza, francisée en Gisèle, Elise Taieb née en 1927 connaît le même parcours que les autres auteurs judéo-tunisiens : si à 16 ans, elle quitte le pays natal refusant un mariage arrangé et arrachant à sa famille l’autorisation d’aller étudier le droit en France, elle revient, diplômée, à Tunis en 1949, pour défendre pendant sept ans des syndicalistes et des indépendantistes tunisiens, notamment Bourguiba à qui elle voue une profonde estime et une grande reconnaissance envers ses engagements en faveur de la femme.*


Mais très vite, elle repart et s’inscrit au barreau parisien où, elle défend désormais des causes politiques, sociales ou féministes d’une brûlante actualité. Avocate brillante, elle a participé à trois procès célèbres et ses plaidoiries retentissantes, ses défis gagnés, font chaque fois l’Histoire. Au début de la guerre d’Algérie, elle se range aux côtés du FLN, dont elle défendra les militants. En 1960, en apprenant qu’une Algérienne de 22 ans, Djamila Boupacha, accusée d’avoir posé une bombe, a été arrêtée, torturée et violée par des soldats, elle se propose de la défendre. Condamnée à mort, la militante algérienne bénéficiera de la grâce présidentielle grâce à la démarche insistante de l’avocate. Ce fut ensuite le procès de Bobigny au cours duquel elle défendra une jeune cliente, Marie-Claire, poursuivie pour avoir avorté. Pour cela, elle mobilise des intellectuels français avec un comité de soutien composé de Simone de Beauvoir, Jean-Paul Sartre, Louis Aragon, Geneviève de Gaulle et Germaine Tillion. Avec succès: Marie-Claire est relaxée, sa mère accusée de complicité, a été condamnée mais dispensée de peine. Ce procès a été un moteur dans l’adoption de la loi sur l’interruption volontaire de grossesse qui, portée par Simone Veil, sera promulguée en janvier 1975. Enfin, en mai 1978, à Aix-en-Provence, devant les assises des Bouches-du-Rhône, elle représente deux jeunes femmes belges qui ont porté plainte contre trois hommes qui les ont violées. Ils plaident non coupables. Malgré une ambiance hostile et des menaces physiques, Gisèle Halimi les fera condamner. Là encore, ce procès amènera un changement législatif: en 1980, violer devient un crime. *


Gisèle Halimi est donc connue comme militante anticolonialiste et féministe. Son activité littéraire est mise en veilleuse pour une double raison : d’abord, c’est la figure de l’avocate des droits de l’Homme qui l’emporte de loin sur celle de l’artiste. D’autre part, son œuvre littéraire est modeste et manque de littérarité, son autobiographie étant un témoignage réaliste et sincère, une évocation des scènes primitives et des imagos qui ont façonné la vision du monde de l’adulte.

Dans Le Lait de l’oranger, émouvant récit autobiographique paru en 1988, trois figures jalonnent la geste militante ; d’abord, la petite fille rebelle, qui déteste le café au lait du matin et le jette clandestinement au pied de l’oranger du jardin. Puis l’adolescente en élève qui se révolte contre l’institutrice antisémite et qui rejette le dieu des juifs, à cause de sa misogynie et son mépris de la Femme. Et enfin, l’avocate engagée dans beaucoup de combats, de la guerre d’Algérie à la criminalisation du viol, en passant par la lutte pour la légalisation de l’avortement.

Dans cette première autobiographie, c’est sa révolte surtout qu’elle met en relief. En effet, dès son jeune âge, ses parents illettrés ne comprennent pas son goût pour la lecture. Pour faire valoir ses droits, elle entame une grève de la faim, reprise à treize ans, pour ne plus avoir à faire le lit de son frère. Elle désobéit aussi à sa mère Fritna, juive orientale, en ­refusant d’embrasser avant de partir pour l’école, la mezouza, objet de culte juif, apposée comme de coutume à l’entrée du foyer. A seize ans, c’est le mariage ­arrangé qu’elle refuse.

Mais si Le Lait de l’oranger est écrit sur le mode épique en retraçant ses victoires arrachées à sa famille et à son entourage, Fritna, publié en 1999, est la célébration pathétique du manque sublimé en autant de défi : Fritna est l’aveu d’une blessure: le non-amour de sa mère. Aînée de deux filles face à deux garçons choyés, gâtés et privilégiés, elle était condamnée à se taire et à servir les mâles en silence. Aussi y dénonce-t-elle la partialité de l’amour maternel qui dans les sociétés patriarcales est souvent en faveur du mâle. A partir de là, on peut considérer ses combats féministes comme une revanche sur son enfance saccagée.

Enfin, et bientôt âgée de 84 ans, l'avocate féministe et auteure d'une quinzaine de livres, consacre le dernier, Histoire d'une passion, à l'analyse de sa relation avec sa petite-fille, et par là même au statut des grands-parents aujourd'hui. C’est un livre plein d’amour et de générosité car les grands-parents, non redevables d’éducation formatrice et contraignante, développent avec les petits-enfants une relation dominée par l’affection et la complicité.

Ainsi, l’autobiographie de Gisèle Halimi se développe suivant un mouvement dialectique : dans un premier temps, elle exhibe sa résistance et ses victoires (thèse) ; dans un second temps, elle avoue les lacunes de l’enfance qui ont forgé son caractère d’adulte. Telle serait l’antithèse de son parcours. Enfin, son dernier livre, qui se situe au-delà du bien et du mal, transcende les combats et les échecs ; il opère une espèce de réconciliation par le biais de l’amour.

Gisèle Halimi est une grande femme à défaut d’avoir été une grande écrivaine. Mais cette œuvre est d’autant plus précieuse qu’elle la réconcilie avec son indéniable tunisianité, faite d’attachement et de fierté d’appartenir au pays de la libération de la femme. Elle en fait le bilan : « Je suis tunisienne, revendique-t-elle. Quand je suis née, mes parents étaient tunisiens. Ils sont devenus français, moi aussi, mais j'ai les deux nationalités. J'ai vécu ces événements avec émotion et avec fierté. Emotion, car quoi qu'il soit arrivé en Tunisie, je n'ai jamais rompu avec mon pays et j'y suis toujours allée. La Tunisie, pays arabe, a été à l'avant-garde pour les droits des femmes, et cela ne pouvait que me toucher. J'ai été, à 21 ans, l'avocate de Bourguiba. Et il est honnête de reconnaître qu'ensuite, Ben Ali, dans un premier temps, en 1987, a consolidé les acquis pour les femmes. Puis, il y a eu cette extinction des libertés. Et récemment, les femmes ont été au cœur de cette révolution, et je regrette qu'on n'ait pas assez montré qu'elles étaient à l'avant-garde. »

En écriture, sa tunisianité se manifeste à travers l’usage de la langue mère qui sous-tend la langue d’adoption : « Je suis de culture française, mais mes grands-parents ne parlaient pas le français, mais l'arabe populaire, qui ne s'écrit pas. J'aime cet idiome judéo-arabe-tunisien et j'y suis attachée, j'utilise toujours certaines expressions, qui mettent un peu de soleil dans cette vie parisienne», affirme-t-elle dans un entretien au Monde.

Enfin, Je relève dans le dernier numéro de Lire Magazine littéraire cet éloge qui nous va droit au cœur en tant que Tunisiens : « Gisèle Halimi en militante du prétoire et en député indomptable, a fait plus avancer la cause des femmes au XX e siècle que Simone de Beauvoir qu’elle admirait et dont elle était l’amie. »

Ahmed Mahfoudh



* « En 1952, avec des collègues, je vais rendre visite à Habib Bourguiba, le chantre de l’indépendance tunisienne, alors en exil sur l’île de la Galite. Je souhaite être son avocate et je deviendrai plus tard son amie. Voilà un visionnaire qui avait compris que l’inclusion des femmes était un gage de progrès. » Entretien au Monde 22/23 septembre 2019.

* Ces trois procès célèbres ont fait l’objet de films : Pour Djamila a été diffusé pour la première fois le 20 mars 2012 sur France 3. Le rôle de Djamila Boupacha est tenu par Hafsia Herzi et celui de Gisèle Halimi par Marina Hands ; Le Procès de Bobigny, réalisé par François Luciani. Il a été diffusé en mars et en avril 2006 sur plusieurs chaînes, dont France 2. Anouk Grinberg interprète Gisèle Halimi, et Sandrine Bonnaire, la mère de Marie-Claire ; Enfin, l’affaire du viol a fait l’objet d’un documentaire en 2014 réalisé par Cédric Condon (Le Procès du viol) et d’un téléfilm, Le Viol, d’Alain Tasma, diffusé en 2017.