Badreddine Ben Henda : Dormances… Editions Latrach, Tunis 2020, 213 pages. ISBN : 9 789938202830

Tout le monde l’avait déjà prévu : le confinement général imposé par le Covid 19 devrait immanquablement donner naissance à une production, voire à une mouvance littéraire et artistique qui lui est dédiée. En effet, en observant une brusque suspension de nos activités professionnelles et en nous réduisant à une oisiveté généralisée, il n’y a qu’un pas à faire pour que notre attention, tournée habituellement vers l’extérieur, change de trajectoire et se mue en un regard intérieur. Que peut-on faire quand on n’a rien à faire ?  On lit, on écrit. Ou au contraire, gagné par une douce torpeur, on suit, cloué devant le poste de télévision, l’actualité de la pandémie. Mais, parce qu’il est universitaire, poète et chroniqueur littéraire, Badreddine Ben Henda a donné tout son temps à une studieuse activité romanesque. Chez lui, le confinement n’a guère épousé le registre de l’enfermement. Ben Henda a d’abord opté pour une immersion dans le jardin secret de la conscience intime, en revisitant un pan entier de la littérature des épidémies : La Peste de Camus, Le Hussard sur le Toit de Jean Giono, L’amour aux temps du choléra de Gabriel Marquez, etc., avant de bifurquer vers l’écriture romanesque. Un tel n exercice est  inédit pour un auteur qui s’est distingué jusqu’ici par ses travaux académiques et ses nombreux recueils de poésie. Pourquoi le choix du genre romanesque ? Pas seulement en raison des circonstances exceptionnelles que nous vivons, mais surtout parce que le roman permet à l’auteur de chasser le poids de l’isolement en s’inventant de nombreuses voix autour de lui, en se frottant à des silhouettes qui sillonnent et hantent son univers et en s’autorisant, par conséquent, des vagabondages, des libertinages et des incursions dans la savante science de l’anatomie du couple.

Le roman, étant cogité et élaboré dans les conditions objectives du confinement, s’impose à nos yeux comme un remède, un antidote au mal de vivre sous la menace pesante de l’épidémie. Mieux encore, l’écriture brise les murs de l’enfermement, exhorte l’esprit à sillonner la ville, à multiplier les rencontres et les aventures et administre le plus brillant exploit de son déploiement : amener quasiment tous les personnages à découvrir leur vocation d’écrivains. Dormances, titre emblématique qui, au-delà du sens de la lenteur ou de l’hibernation qu’il charrie, renvoie à l’éclosion en sourdine, presque en catimini, du désir d’écrire et de l’élan d’élaborer un projet littéraire. Aussi est-ce pour cette raison que tous les protagonistes du récit sont des écrivains potentiels, doués de rêves et d’images, comme en témoignent les ébauches de leur œuvre à venir que le roman cite, commente et agence dans une narration qui donne au récit une composition nettement polyphonique.

Tout laisse à penser que le sujet de ce roman est donc la littérature même ou comment naît le déclic de l’écriture littéraire.  Celle-ci n’est pas, à vrai dire,  une réaction contre le mal de l’enfermement ni contre le mal invisible qu’est la pandémie. C’est plutôt un sursaut de rébellion contre l’insoutenable état d’incommunicabilité. Aïda, que son amant surnomme tendrement Basboussa, est l’auteur de textes poétiques qui expriment autant sa soif d’une fusion amoureuse que le cri d’une épouse mal mariée : « Tu m’as volé dix ans de jeunesse et de liberté. Notre mariage fut ton  « casse du siècle »… Tu m’as dépensée, gaspillée, comme font les flambeurs avec l’argent qu’ils gagnent au jeu ». De même, le fils ainé de l'amant, un très brillant élève et « philosophe précoce », selon l’expression de sa mère, tient un cahier où il consigne ses réflexions « sur l’existence et sur notre quotidien ». Et même en ce qui concerne l’épouse délaissée, on découvre à la fin qu’elle a déjà élaboré le germe d’un roman ou la matière d’une longue nouvelle : « Il ouvrit un premier tiroir, puis un deuxième, et un troisième quand son regard tomba sur une grande enveloppe blanche…Elle contenait plusieurs feuillets noircis en langue arabe de la main de son épouse. Se serait-elle mise à la littérature, elle aussi ? Pourquoi pas ? […] Cela parlait d’une certaine Khira, d’une Khira qu’il connaissait à peine, différente en tout, ou presque de la femme de ménage dont il voulait raconter les amours mouvementées ». Khira, la domestique, dont on a déjà évoqué le passé dans le roman, sera aussi le personnage principal du projet littéraire que le personnage de l’amant compte écrire, un roman où Khira, l’héroïne, raconte sa vie et notamment la relation agitée, mouvementée avec son premier conjoint. Ce roman à venir sera d’autant plus réaliste qu’il empruntera le style de la chronique judiciaire, en s’inspirant de l’expérience d’un ami journaliste, un raté de l’enseignement qui est devenu le plus brillant auteur des « échos des tribunaux »dans la presse locale.

 

Il y a donc des résonances, des interférences entre les différents projets littéraires, tel un concert de voix où chacune apporte son lot de rêve ou de malaise ou d’aspiration au bonheur. Et voilà que les cogitations de l’esprit confiné de l’auteur seront couronnées par une belle résolution dont rêve tout écrivain : voir son ouvrage accepté et publié par un éditeur. C’est ce que la trame romanesque finit par énoncer : le personnage principal s’improvise en éditeur. En s’adressant à sa maîtresse, ce dernier expose la ligne éditoriale de la maison d’édition qu’il vient de fonder : « Je publierai tes textes en premier ma chérie ! Je pense même me spécialiser dans les écrits féminins. Romans, poésie, essais, beaux livres, contes pour enfants. Tout ce que les femmes ont à communiquer m’intéresse et pourrait intéresser un large public de lecteurs. Ecris, écris  et écris ! Tu seras publiée chez ton amoureux chéri ! Dans la collection « Dormances » ! Tu vois ! Tu m’as déjà inspiré le nom de ma première collection ! ». Ainsi, grâce à ce jeu homonymique, la passion d’écrire et la passion d’aimer chez les personnages sont mises en résonance avec le titre du roman qui est entre nos mains. Et c’est en raison même des sonorités du vocable et de sa riche morphologie que  le titre « Dormances » charrie une multitude de sens : dormir, roman, romance, en associant ainsi dans l’élan de leur flux, le monde végétal au monde littéraire et poétique.

Kamel Ben Ouanès