Hichem Djaït : Penser l’histoire, penser la religion, Cérès éditions, Tunis, 2021, 174 pages.

Il faudrait attendre encore plusieurs années avant que le projet intellectuel de Hichem Djaït ne soit saisi à sa juste valeur. Cela signifie que les ouvrages et études publiés par ses soins jusqu’à sa disparition récente forment les morceaux d’un vaste puzzle dont la configuration d’ensemble n’a pas encore pris du relief aux yeux de ses lecteurs. Soit, parce que d’autres écrits inédits se nichent encore dans les tiroirs de la bibliothèque du défunt ; soit encore, parce que le lien ou la connexion entre les différentes parties de l’œuvre nécessite un décryptage plus minutieux de la part des chercheurs pour mieux cerner ses enjeux et ses déclinaisons implicites. Cette remarque préliminaire est d’autant plus importante que chaque ouvrage de Hichem Djaït s’ouvre sur un vaste chantier de réflexion où l’histoire apparait comme le pendant de la philosophie et du religieux.

Le dernier titre que Hichem Djaït a publié, il y a quelques semaines, a tous les traits d’un mémorandum où il a esquissé les contours intimes du champ de savoir qu’il n’a cessé d’explorer, sa vie durant. Penser l’histoire, penser la religion est un texte bref qui a touts les traits d’un premier jet d’un ambitieux ouvrage à venir, mais interrompu par le dernier combat de l’auteur contre la maladie. Résultat : la matière du texte qui est entre nos mains est si condensée, si touffue qu’elle revisite à vive allure l’histoire universelle depuis les origines de l’humanité jusqu’à notre époque contemporaine, tant dans son versant géo-sociologique que dans sa dimension idéologique et religieuse. Dans ce sens, l’objectif escompté par l’auteur n’est pas de reprendre ce que les historiens avaient déjà examiné en long et en large, mais de dégager les principes clés autour desquels s’articulent le mouvement et la trajectoire de l’histoire. Autrement dit, ce qui a focalisé l’attention de Djaït n’est pas l’histoire, comme une suite d’événements ou récits nationaux, mais plutôt en tant qu’une interrogation sur la signification de ces récits et la filiation qui préside à leur enchaînement. Il s’agit donc moins de raconter l’histoire que de la penser, au même titre qu’un philosophe dont le souci majeur est de forger des concepts à partir d’actes et de faits. Une telle démarche est d’autant plus ambitieuse qu’elle nécessite autant une vaste érudition qu’une rigueur méthodologique.

Trois axes majeurs structurent la pensée de cet historien philosophe dans son dernier essai ?

Il y a d’abord la question de migrations et de conquêtes lesquelles avaient toujours constitué les ressorts fondamentaux de la dynamique de l’histoire par rapport à l’espace ou à la géographie. En rappelant que les notions d’Orient et d’Occident n’avaient pas la même signification que celle qu’ils ont d’aujourd’hui, puisque l’Europe était un continent quasiment vide. L’auteur a souligné, en effet, qu’il a fallu des millénaires de transhumances et de déplacements avant que la carte du monde ne soit constituée par les modes de peuplement de deux groupes majeurs, les Sémites et les Indo-européens Là, Djaït met l’accent sur deux principes. D’un côté, toutes les civilisations anciennes étaient adossées à des Fleuves. De l’autre, le peuplement de chaque zone géographique était soumis à la loi de la séparation ou du démembrement, soit entre le Nord et le Sud, soit entre l’Est et l’Ouest, soit encore sous l’effet d’une différence de la couleur de la peau ou des mœurs. Ce qui a conduit à une sorte de scission au niveau des croyances ou des idéologies. Dans ce sens, avant d’être anthropologique, la subdivision est donc une vérité ontologique.

Ensuite, Djaït aborde l’histoire des religions en partant d’un postulat clairement énoncé : toutes les religions, quel que soit le degré de leur audiences respectives, ne sont pas des entités fermées. Cela signifie que le principe d’évolution des religions dans une aire donnée suppose un emprunt à une ancienne croyance, tout en la dépassant, voire en la supprimant, non sans avoir gardé avec elle un certain lien. C’est-à-dire que toute religion nouvelle continuait la religion précédente en s’en différenciant. C’est autour de ce postulat que Djaït appréhende le religieux tant du côté du système de la Révélation que du système de la tradition de la sagesse comme en Chine ou en Inde. Dans ce sens, le christianisme ne pouvait se détacher entièrement du judaïsme, notamment au niveau de cette tension entre prophétisme et législation, « même si Paul distinguait la loi de la foi en Christ ». Chez les chrétiens, sans le péché originel, le premier homme aurait été immortel, et par conséquent l’engendrement et la mort se sont imposés à lui. D’où la notion du sauveur qui s’est imposée au christ qui sauvera l’humanité du péché, donc de la mort, par la résurrection. Ce qui entraine la nécessité de gagner l’immortalité dans l’au-delà. Mais pas seulement ! Le christianisme retrouve un autre legs du judaïsme : la notion du Dieu créateur qui débarrasse l’homme du fardeau de toute interrogation anxieuse sur l’origine des choses. On a divinisé le Christ, tout en gardant le Dieu créateur. Ce qui signifie que l’Eglise a divinisé le Christ, mais en l’associant au créateur. Dans ce sens, le christianisme opère une synthèse entre un homme qui se fait Dieu et un Dieu unique créateur du monde. Et Djaït de conclure : « C’est un tour de force théologique difficilement évitable ».

Il n’y a qu’un pas à franchir pour saisir une certaine filiation entre les principes judéo-chrétiens et l’Islam. Et pour cause. En effet, le christianisme est né au Proche-Orient, chez les sémites occidentaux, comme le judaïsme dont il est issu et comme l’Islam plus tard qui a récupéré les éléments essentiels de deux religions précédentes. En fait l’Islam dépasse la Loi juive en fondant sa propre Loi, la shari’a, adopté à son monde et rejette la divination du Christ en visant une absolue unicité de Dieu.

Une autre dimension importante a été analysée par l’auteur : Pourquoi le prophète Mohamed qui n’avait pas l’attention de donner à sa religion une extension en dehors de la péninsule arabique a-t-il nourri chez ses successeurs l’ambition de créer un véritable empire ? Là, Djaït fournit une explication fort pertinente, surtout quand il aiguise notre curiosité en nous rappelant que les conquérants musulmans n’avaient jamais cherché, contrairement aux chrétiens, à convertir les peuples vaincus. Alors quels sont les mobiles de la conquête du « Croissant fertile » ? Pour Djaït ces tribus et ces habitants de la steppe ne pouvaient survivre, selon une ancestrale tradition, que des razzias. Ce qui signifie l’impossibilité à long terme d’implanter la Umma fraternelle fondée par le Prophète… Pour que l’Islam soit pratiqué réellement et à large échelle, il faudrait que les Arabes se rassemblent dans les cités surveillées par le califat, où ils apprendraient à coexister sous la bannière de l’islam et qu’ils soient débarrassés du nomadisme et de la quête alimentaire, qu’ils se fondent en une entité unifiée par la religion. Autrement dit, « L’Islam prend alors le visage conquérant pour se sauver de la dissolution ».

En abordant le monde indien et chinois, Djaït utilise le même paradigme de filiation. En effet, En Chine, pas de croyance en un Dieu ou en des Dieux personnalisés, mais croyance en un ciel légitimant l’institution impériale. Car en chine, la pensée du Confucius est une religion d’Etat, c’est-à-dire sans prêtrise, mais à fondement moral et rituel où règne la bureaucratie mandarinale. Mais surprenant paradoxe : dans la Chine où se multiplient et fusionnent les religions dans un laborieux syncrétisme (Confucianisme, Taoïsme, Bouddhisme), l’Etat passe avant la religion, puisque la suprématie était accordée à l’institution impériale. En Inde, en revanche, le religieux a été toujours plus important que la politique, puisqu’il a été l’axe primordial de la vie social et historique du sous-continent. Mais, ici, comme en Chine, pas de Dieu créateur unique, ni d’homme divinisé, mais des révélations sans révélateur, des Ecritures sacrées, une classe de prêtres, des rituels précis et une évolution à partir du « védisme » pour en arriver à l’hindouisme dont une des réalisations majeures sont l’instauration du samsara (les renaissances), le système des castes, ainsi que la primauté des prêtres brahmanes, structurant par là la société de manière hiérarchique.

Mais quelle est la raison fondamentale ayant présidé à l’élaboration de cet ambitieux essai de H. Djaït ? D’aucuns répondraient sans hésitation : c’est en raison du retour du religieux dans nos sociétés modernes et technologiques ! Ah, c’est une erreur d’appréciation historique, semble répliquer Djaït ! Pour ce dernier, tout laisse à penser que l’humanité assiste depuis trois siècles à une situation inédite : la sortie du religieux. En effet, le phénomène de la fin des religions a commencé en Occident depuis le XVIII ème siècle, en rapport avec la Modernité. Certes, nous dit Djaït, il y a quelque chose d’énorme du fait de la présence du religieux dans le cœur et dans l’esprit des hommes depuis plusieurs millénaires, mais sous l’effet des Lumières (en France), l’Enlightment (Angleterre) ou l’Aufklärung (Allemagne), la théologie s’est posée en religion intellectualisée et rejoint la sphère de la pensée philosophique. Ou encore, sous d’autres cieux, la religion est affectée par des considérations politiques immédiates. Là Djaït multiplie les références aux penseurs et philosophes classiques ou contemporains dont notamment à René Girard qui fait remarquer « que l’Islam et l’hindouisme se maintiennent bien encore, quoique avec difficulté, mais en se politisant, ces deux religions sont en train de sortir de la sphère du religieux pur, et de l’ordre de la foi ».

Mais voilà que le dernier paragraphe de l’essai vient de rectifier et nuancer la pensée de l’auteur, par le fait même de ramener la religion de sa dimension collective ou communautaire à son niveau individuel, subjectif et intime. Voilà la réflexion qu’il soumet à notre appréciation. A méditer :

« La spiritualité projetée sur Dieu n’a pas besoin de la certitude de sa vérité : on soliloque avec lui dans la douleur de vivre et de mourir. L’émotionnel survient avec la parole divine et l’évocation du fondateur. A mes yeux, il n’est pas communautaire, mais il représente une des plus hautes cimes de la solitude de la personne humaine. Et cela, aucune modernité ne peut le tuer ».