Abdelaziz Kacem : Quatrains en déshérence, Editions Leaders, 2021, Tunis, 150 pages.

 

 

Pour Abdelaziz Kacem, la poésie n’est pas seulement un chant, c’est tout un continent qu’il habite et dont il ne cesse d’explorer les coins, les recoins et les reliefs et de croiser, par conséquent, d’innombrables silhouettes belles et glorieuses, ou fades et honteuses. Si bien que le poète apparaît dans la posture d’un marcheur, d’un inlassable nomade qui arpente les vastes champs du pays du Verbe.

 

Enflé de curiosité, nourri d’étonnement, guidé par une solide érudition, le poète interpelle dans ce nouveau recueil, tour à tour l’ancestrale mémoire de l’humanité, les faits de l’actualité brûlante et le sort d’une civilisation arabo-musulmane qui sans cesse périclite mais se reprend souvent, gagnée qu’elle est par un sursaut d’honneur et de fierté. Là, le poète transcende son identité civile et se mue en une vitale force oculaire qui scrute le monde et en ausculte les convulsions :

Planeur harassé de soleil /Au-dessus d’un pays /Sans cime ni abîme / Cherche l’aire introuvable

Parfois au grand large du dire / Une armada d’idées-bateaux me prend en chasse / Et je dois jeter l’encre / Avant de lever l’ancre. (p88)

Là, de saisissants tableaux ponctuent sa transhumance. Les uns émanent de l’Histoire lointaine ou récente, les autres renvoient au riche fond de l’art, de la littérature ou de la mythologie. La preuve que là,  l’écriture poétique se situe à la confluence de la mémoire d’un vif lecteur,  de la conscience d’un parti pris des choses et d’un profond malaise face au sort dévolu, de nos jours, à la poésie. Si bien que cet énergique balayage du spectacle des humains et ses intermittents frémissements finissent par constituer un troublant procès verbal du monde.

Partout, à l’Est comme à l’Ouest, heurs et malheurs, actions héroïques et cuisantes voltefaces se succèdent, s'alternent au gré d’une telle cadence que le poète, gagné par le vertige de son périple, voit son être happé par une double langue, un double ancrage culturel. Et le tout se fond dans une harmonieuse communion entre les deux civilisations, celle du bercail et celle du pérégrin assoiffé d’altérité.

L’ailleurs d’où vient ma voix, j’en garde une idée vague, / Se situe, quelque part, entre Athènes et Bagdad. / Mais je puis relater les clameurs de la vague /Où je fis l'interprète entre Ulysse et Sindbad.

Bagdad, qui me renvoie au pays d’Aristote, / A bien restitué aux Grecs leur Organon. / A quoi sert l’hyperbole et que peut la litote / Contre la Barbarie qui pointe son canon.

La poésie est-elle impuissante face au règne de la fureur des hommes ? Le poète n’abdique pas. Il n’a d’autre choix que de brandir  la fougue du verbe et de redessiner les contours du continent des poètes où fleurissent le dégoût de la torpeur et l’élan de la résilience :

On me dit casanier moi le grand voyageur / Je cours de A à Z la lettre est ma grand-route / Et j’ai à chaque étape établi ma redoute / Nul trajet n’a laissé de me laisser songeur (p47).

Pour A. Kacem, être poète ne consiste pas à observer le monde en passif témoin, pour ensuite l’exprimer. Au contraire, il fallait d’abord s’imbiber des mots, habiter le langage, avant de se muer en pur souffle  rhétorique, parfaitement en mesure de gommer les scories des faux discours, les palabres ennuyeux ou les sermons à l’emporte-pièce.

La poésie d’Abdelaziz Kacem se veut une archéologie de la mémoire de l’homme méditerranéen, marqué tant par le trauma de l’histoire, et aspirant à une certaine unité où se croisent et se conjuguent l’ici et le lointain, l’orient et l’occident, le monde arabo-assyrien et l’espace gréco-latin. A l’ère où tout vacille entre le dubitatif et l’irrésolu, l’homme du juste milieu garde la ferme foi en le pouvoir de la poésie, parfaitement en mesure, à ses yeux, de battre en brèche l’usure des mots et les reflexes momifiées. Oui, nous dit ce recueil, la poésie a encore un avenir, une mission vitale : exprimer l’indicible et formuler l’imprononçable. Ou mieux encore, elle est appelée à purifier la langue souillée par les signes d’inanité:

Pour un mot qu’une bouche en fleur ajoute au dire / Combien de logorrhées pour leurrer pour médire / J’ai juré sur le Styx et scellé le débat / Laver l’honneur du verbe est mon dernier combat. (p32)

Ce programme est immense, colossal, mais sans la moindre illusion ou garantie sur son aboutissement, comme si le poète se désignait déjà comme un des derniers représentants de la gent de sa race dont la création tomberait en déshérence. Donc, le poète s’entête à refuser ce sort. Cela est d’autant plus vrai que l’entreprise ne se limite pas à explorer les strates du réel, mais doit surtout mobiliser les potentialités infinies du langage : registre scientifique, terminologie savante, lexique des spécialistes et idiotismes multiples, latin, grec, arabe. Et c’est là, au gré de ce cheminement érudit que Kacem croise ses pairs et compagnons du verbe, tels que Saint-John Perse, Victor Hugo, Abou El Ala El Maarri, etc. pour qui la poésie est le dernier paravent contre le règne de la bêtise :

Restons chez nous en vie que cette pause / Loin des médias virus et des bonimenteurs / Nous serve à décoder des textes fondateurs / La culture est toujours la vraie la juste cause

Surgisse du répit l’additif qui s’impose / A la constitution élus et électeurs / Passons-leur des tests et par des détecteurs / Pour filtrer ceux qui ont la bêtise en surdose (p51)

Le recueil Quatrains en déshérence multiplie les nuances et les modulations prosodiques. Il y a là tout à la fois poésie de la rime et prose poétique, confidences quasi intimes et souffle épique, chroniques de notre temps et clins d’œil du mémorialiste, déclamations, harangues et franc rire ironique. L’ambition de l’ouvrage est au diapason de la question qui le traverse de bout en bout : Que peut faire la poésie pour sauver notre humanité déclinante ?