Baccar Ghérib, Tahar Haddad, Une pensée de l’émancipation, Tunis, Nirvana Editions, 2019

 

 

 

Dans un ouvrage exhaustif et bien fouillé, Baccar Ghrib revisite la pensée du grand mosloh (réformateur) tunisien, soutenant la thèse que son essai sur Les Travailleurs tunisiens constitue l’œuvre charnière contrairement à Imraatouna (Notre Femme…) dont la réception a été dramatisée parce qu’elle intervient à un moment paroxystique de la querelle des Anciens (les zeitouniens) et des modernes (la pensée socialo-progressiste)*

 

En effet, l’auteur insiste sur l’idée de centralité de l’ouvrage socio-syndicaliste de Haddad qui emprunte une approche logico-dialectique. Du point de vue logique, Haddad pense l’émancipation du Tunisien en trois temps articulés selon un principe de causalité : la libération du peuple du joug de la colonisation ne peut se faire sans une remise en question du système capitaliste qui profite des richesses du pays à travers l’exploitation des classes laborieuses. Mais le peuple ne peut pas accéder à une pleine conscience de classes sans libérer la Femme, car le système des inégalités trouve son origine dans la structure familiale basée sur le plein pouvoir du mâle. Les Travailleurs tunisiens constitue ainsi une pensée transitoire, aboutissement de la pensée anticoloniale et initiatrice d’un traité des inégalités socio-familiales, qui cible à la fois le Travailleur et la Femme :

Ainsi, à bien observer l’évolution de la pensée de Haddad, nous remarquons un clair cheminement qui commence avec la question nationale, pour passer ensuite à la question sociale et syndicale, pour déboucher finalement sur la question sociétale à travers le thème essentiel de la condition de la femme.  (20)

D’un point de vue dialectique, l’œuvre de Haddad poursuit un raisonnement basé sur une question matricielle : comment le Tunisien peut-il s’émanciper sur le plan sociopolitique ? Si le combat national (anticolonial et contre la tradition sclérosée) en constitue la thèse, la lutte syndicale représente son antithèse, dans la mesure où le véritable obstacle réside dans l’exploitation capitaliste. La libération de la femme est alors un moment de synthèse en ce qu’il représente la clé de toute émancipation socioculturelle et politique.

Partant de là, l’auteur de cet essai va suivre la pente de la pensée de Haddad qui évolue de la question nationale vers la question sociétale en passant par la question sociale. Il va chercher à en saisir les articulations, « misant sur la cohérence, plutôt que sur l’autonomie de chaque ouvrage » :

Dès lors on peut dire qu’avec Haddad, nous avons affaire à une pensée en progression qui s’enrichit et accumule, en fonction des luttes engagées, en fonction de la praxis de son auteur. Nous avons donc affaire à trois moments distincts, car articulés les uns aux autres. Non seulement parce que chaque moment débouche logiquement sur celui qui lui succède, mais surtout parce qu’ils sont tous les trois traversés par un même fil conducteur, un même objectif, un même fondement philosophique : la lutte pour l’émancipation. (48)

Progression et articulation constituent alors les maîtres mots de Baccar Ghrib pour saisir la pensée en mouvement de notre principal réformateur ou Mosloh. *

Dans un premier temps, Baccar constate que le courant animant le peuple tunisien des années trente est relatif à la « Volonté de vivre », iradatouelhayat que Chabbi a synthétisé dans son fameux couplet : Si le peuple éprouve la volonté de vivre/ le destin ne peut qu’obéir à son vouloir… Ce courant qui plaide pour le changement s’exprime au niveau politique (avènement du néo destour) idéologique (modernistes contre zeitouniens ) et littéraire (dont le cercle marginal de tahtessour est l’expression). Haddad, inscrit dans ce courant de révolte, va analyser à travers ses Pensées la sclérose dont souffre le peuple tunisien. Il va en rendre responsable la colonisation qui maintient les masses dans une passivité sociopolitique afin de mieux les dominer. Mais Haddad, le réformateur, s’attaque également à la tradition dont la sacralisation a fini par tuer tout désir de changement : « Dès lors, vivre et renaître à l’Histoire, nécessitent de se libérer de cette aliénation au passé, du mythe, du piège mortel entre tous, dont Haddadcomprend parfaitement la logique de formation et de reproduction », affirme Baccar Ghrib (65)

Grâce à cette idée directrice (la volonté de vivre), Haddad a construit la matrice qui va parcourir toute son œuvre : pour s’émanciper, il faut lutter contre toutes les formes de domination exogènes ou endogènes : la domination coloniale (Les Pensées), la domination capitaliste (Les Travailleurs Tunisiens) et l’hégémonie de la tradition qui pèse sur la structure familiale (Imraatouna)

Si la domination constitue le fondement archéologique de l’œuvre de Haddad, l’autre pilier sémantique, non moins important serait l’identité : il explique la lutte anticoloniale contre l’effacement identitaire et l’assimilation. Plus important, le motif identitaire explique pourquoi Haddad s’est démarqué de l’Internationale socialiste et des syndicats français qui privilégient l’union des travailleurs contre le capital, pour appeler à un syndicat tunisien autonome, le contexte colonial ne pouvant souffrir la confusion des luttes.

Enfin l’historisation représente le troisième pilier de sa matrice . Elle est tout le contraire de la permanence et s’oppose à la tradition figée : toute sa pensée est parcourue par l’obsession d’entrer dans l’Histoire aux dépens de la passivité, du fatalisme historique et de la contemplation admirative de la tradition conçue pour être éternelle. C’est peut-être, de s’être attaqué à la tradition religieuse et à la chariaa qui a valu à son dernier ouvrage tous les honneurs et toute la vindicte des conservateurs.

L’auteur Baccar Ghrib a le mérite d’avoir appréhendé l’œuvre dans sa cohérence et dans la dynamique idéologique qui la parcourt de bout en bout. C’est en cela que son dernier essai, l’œuvre de Haddad apparaît dans sa dimension réelle : le juste aboutissement d’une pensée de l’émancipation



** L’œuvre de Tahar Haddad se compose de trois volets : a) Les Travailleurs tunisiens et l’émergence du mouvement syndical (1927) ; pour la traduction : AbderrazakHlioui, Maison arabe » du livre, 1985.

b) Notre Femme dans la loi et dans la société (1930) ; pour la traduction : ManoubiaMeski, Nirvana , 2017.

c)Pensées (1933), ouvrage traduit par HediBalegh, 1985