Hsouna El Mosbahi, Hikeya Tounicia ( Une histoire tunisienne), Sahar, 2008, ISBN : 978-9973-28-231-6.

Dans son dernier roman, Mosbahi raconte une histoire bien tunisienne. Omniprésente, cette « tunisianité » semble avoir tout marqué : personnages, espace et temps . Le romancier explore une facette peu connue, celle d’une Tunisie quelque peu sombre et mue par des faits divers. Malheur et délinquance y sont constamment liés et les malfaiteurs sont légion : Ammar , le borgne, un briguant plutôt sympathique ; Said, un cocu dont le nom n’est qu’une antiphrase de sa vie et Kaaboura , un voyou pédophile. Ces petits parcours s’entrelacent au fil du récit pour former une toile de fond au drame principal. Il s’agit, en fait, d’une mère brûlée vive par son propre fils. Arrêté et condamné à mort, le criminel prend la parole dans le roman alors qu’on s’apprête à l’exécuter. Ce sont, en effet, d’excellents ingrédients pour une sensationnelle chronique judiciaire.

Mais l’intérêt du roman est ailleurs. Hikaya Tounicia se veut une reconstitution archéologique des faits et des effets à travers les voix du bourreau et de sa victime. Le procès de la société et de la famille est assez retentissant. Mais ce serait trop commode de n’y voir que cela. Le fils et la mère, narrateurs de leur propre drame, ne semblent accuser personne ; ils en veulent plutôt à tout le monde. Ils ont vécu sous le même toit, mais ils ne se sont jamais parlé vraiment. Taciturnes et renfermés sur eux-mêmes, ils ont eu une existence plate et pleine de ressentiment. Leur cohabitation les a définitivement abîmés et ils se sont abandonnés, l’un et l’autre , à leur mutisme. Parce qu’ils n’ont jamais communiqué entre eux, leurs peines sont devenues alors incommunicables. De cet implacable malentendu est né le crime. Ce n’est pas un hasard, si la mère ne s’exprime et ne s’explique qu’à titre posthume. Mosbahi leur donne la parole à tour de rôle. Il veille surtout, comme par un ultime geste d’équité à leur égard, à une répartition équilibrée du temps de parole entre eux. Sans doute le texte, qui est réservé exclusivement à leurs discours respectifs, leur assure-t-il une certaine revanche sur leur vie sans voix.

Mais le romancier ne joue pas au fin psychologue, pas plus qu’il n’endosse le rôle du justicier. Il opte manifestement pour une narration très dépouillée dont l’austérité accroît la gravité de l’intrigue. Il sait nous épargner le discours, souvent ennuyeux, sur les motivations psychologiques et autres, pour concentrer son roman sur l’essentiel de l’essentiel. Les personnages de Mosbahi sont inconsolables : ils vivent un déficit d’amour ; ils souffrent d’un manque de tendresse, de reconnaissance et de bien d’autres choses. Leur carence fondamentale fait de leur vie un véritable désert, fort comparable à la Tunisie profonde pendant les années de vaches maigres. Dans l’univers romanesque de Mosbahi, cette comparaison n’est nullement un effet de style.

La Tunisie est plus présente qu’il n’y paraît : ses villes et surtout sa campagne apparaissent comme un espace d’une tristesse séculaire, voire éternelle. Enfoui dans le sol, dans la boue des cités pauvres, ce sentiment de désolation absolu détermine tragiquement, à la manière grecque, le destin des personnages. Le bourreau et la victime ont connu , en plus de l’exode rural, un exode intérieur plus terrible encore. Il les a chassés hors d’eux-mêmes. Les délinquants, petits et grands, partagent l’intime conviction d’ avoir été handicapés par l’Histoire, la géographie ou encore par une calamité innommable.

Au fil de ses phrases économiques et de ses micro récits, Mosbahi laisse deviner l’effort considérable qu’il a consenti pour neutraliser les clichés narratifs qui guettent son roman. L’auteur de Hikeya Tounicia se bat en usant à la fois d’incision et de concision. Il remobilise ainsi la langue arabe ; il revitalise la narration de crainte qu’elle n’épouse le moule du déjà narré. Cette vigilance est salutaire pour le texte.
Hikaya tounicia, après Nouaret ed difla ( 2006), confirme un parcours romanesque déjà imposant et promet d’autres explorations au cœur de notre « tunisianité », dont Mosbahi connaît les plis et les replis.


Chaâbane Harbaoui.