Lotfi Ben Letaifa : Nos ancêtres les scorpions ou la naissance d’un Dieu, Editions EdiLivre, Paris, 2009  

 

Le roman tisse une matière hybride entre tradition et modernité. D’un côté, un conte où l’aventure se mue en un drame violent et redoutable. De l’autre, un méta discours où l’auteur n’hésite pas à intervenir pour corriger les dévoiements du narrateur et avertir ou tempérer les appréhensions du lecteur. Ce double versant en dit long sur la facture littéraire de ce surprenant ouvrage plein de verve et de désinvolture.  

Le titre d’abord charrie un excitant et énigmatique programme narratif. « Nos ancêtres les scorpions ou la naissance d’un Dieu » établit un lien, voire une adéquation ente l’élément bestial et l’infusion divine, comme si l’intention escomptée était de situer tous les composants de l’existence, de l’infiniment petit à l’infiniment grand, dans la même chaîne de combinaisons, sans hiérarchie, ni exclusion aucune. Un tel déblayage renvoie en toute évidence à une dimension qui transcende le particulier ou le local et épouse l’universel ou encore mieux le cosmique. Quelle est la trame du récit ?  

 

               Le professeur Athëm Bilal, brillant chercheur spécialisé dans la psychologie animale et notamment dans la sexualité des scorpionidés, était si passionné de ces bestioles au point qu’il a perdu tout discernement, ce qui l’a conduit jusqu’à l’internement dans un asile psychiatrique. Mais voilà qu’à la suite d’une inadvertance du personnel de l’établissement, Athëm se voit confier un rasoir, dit « le rasoir du psychiatre ». Que faire avec ce rasoir ? Commettre l’irréparable ! Athëm exécute  d’abord l’infirmier, puis le gardien de l’asile, avant de s’envoler vers sa destinée. Il change alors d’identité, en empruntant celle de son sosie Sylène de Mabel qu’il liquide par consentement mutuel.
A l’approche de la ville de Mabel, il découvre les vertus d’un divin breuvage. Ce précieux nectar de larmes et de sang garantit la jouvence et ouvre la porte de l’éternité. Néanmoins, pour y parvenir, il lui faut sept vierges « immaculées dont il doit traire le divin lait ». Il réussit à accomplir son forfait avec une aisance et une impunité remarquables. Quand il arrive à la septième, celle-ci se présente à lui de son propre gré et lui présente « une offrande de toutes les larmes de sa vie ». Elle se nomme Sylénie Antarès et elle a l’apparence d’une sirène, avec sa queue surmontée d’un tronc de jeune fille. La rencontre aboutit à un mariage étonnant entre le satyre et la sirène. Et chez l’heureux couple, le désir se fait sentir de procréer afin de consolider son union. Mais la sirène étant asexuée, la chose a tout l’air difficile, mais pas impossible. Et c’est la sirène qui en propose la manière : « Vous les hommes, il faut tout vous montrer !... Tu devras d’abord dénicher un fier jeune homme tout droit sorti de ses rêves de jouvenceau et le déjaculer aussitôt, ensuite reviens-moi avec ton ustensile débordant afin de consommer ensemble l’acte nécessaire de la conception ». Et l’opération s’est répétée sept fois avec la même rage lubrique et débridée. Mais Il a fallu « soixante trois mois » d’attente fébrile et angoissante avant que l’enfantement ne se produise, et de surcroît, à l’aide de coups de bâton donnés par le satyre sur la nuque de sa tendre sirène… 

          

           Et l’imagination du narrateur empruntera encore des chemins plus tortueux, malgré les avertissements de l’auteur, et conduira le lecteur dans le royaume de la cruauté primitive, jusqu’aux racines des mythes fondateurs de l’humanité. Et c’est là où le récit de Lotfi Ben Letaifa prend une  allure pertinente. Le dévorateur des sept vierges, puis de sept jouvenceaux, puis de ses sept enfants renvoie autant à une divinité grecque qu’à la figure de l’ogre dans le conte populaire arabe.
Cette immersion dans la crypte de l’imaginaire collectif est assumée à distance par le récit, dans la mesure où l’auteur s’interroge continuellement sur la matière de son ouvrage, en se tournant tantôt vers le narrateur, tantôt vers le lecteur. Il crée ainsi une construction polyphonique qui indispose le narrateur et pousse le lecteur à faire preuve de vigilance, à rester sur ses gardes et à ne pas se laisser manipuler par les pièges de la narration. De ce point de vue, le récit est un brillant exercice de théorie appliquée de narratologie. Mais pas seulement. Lotfi Ben Letaifa tisse aussi un texte où les interférences littéraires sont nombreuses. Il y a ici des clins d’œil à l’univers rabelaisien, un lien de parenté avec le mouvement de l’Oulipo et son écriture ludique autour de la figure rhétorique de la contrainte, une filiation avec la prose poétique (Essajàa) du texte coranique, et un exercice de style qui, à la fois, cache et dévoile l’idéologie du narrateur. Car, au cœur de cette expérience littéraire, une question lancinante parcourt le texte : comment le langage peut-il dire le réel sans le trahir ? Et la réponse est déjà là : pour l’appréhender, l’auteur a choisi le détour de l’écriture oblique plutôt que la facilité ou la témérité de l’écriture frontale, car la démarche de Lotfi Ben Letaifa tient du chaos étincelant, avec des mots ardents, souvent couverts de sang et de mort, sans s’écarter d’une forme de lyrisme qui transmue la cruauté sauvage en une destinée sacrée.                                                                                                                                   

                                                                                                           Kamel Ben Ouanès