Azza Filali, L’Heure du cru, Editions Elyzad / Clairefontaine, 2009.ISBN 978-9973-58-017-7
                                                                       

                                                                                    La sérénité ne peut être atteinte que par un                                                                                                  esprit désespéré et, pour être désespéré, il faut                                                                                             avoir beaucoup vécu et aimer encore le monde.  
                                                                                                                                       Blaise Cendrars.

                                                   
     

   S’il peut être flatteur d’être attendu, pour un écrivain c’est parfois un tournant délicat à négocier, et la tentation est forte, vitale, de décevoir, d’être là où on ne nous attend pas.
Ainsi le nouveau roman de Azza Filali, après la forte impression produite par sa Chronique d’un décalage, était-il attendu. Mais, seront déçus ceux qui s’attendaient à une suite, ou au moins à voir l’auteur « creuser le même sillon ». Car si le narrateur de L’Heure du cru est encore un écrivain en délicatesse avec son écriture, à la recherche d’un sujet qui soit « son étincelle », son livre, ici, finit par s’écrire et c’est paradoxalement le fait de l’avoir terminé qui pose problème. Comme si c’était le fait de clore la quête qui était impossible et comme si c’était l’acte de « comprendre » qui est douloureux.


    Le point de départ est fort simple en apparence : le camarade de classe de la fille du narrateur est un adolescent silencieux, idéaliste mais jusque là sans histoire. Fatigué de fixer une fissure qui n’en finit pas de lézarder le plafond de sa chambre étroite, un peu trop étroite, il fait une fugue de trois jours. Oh ! pas bien loin, le temps d’arriver à pieds à Bizerte, partager une nuit en mer avec un oncle et des cousins pêcheurs. Si l’histoire est si simple, c’est volontaire.
 

     Car le roman n’est pas un livre sur l’adolescence en crise. En effet, les deux adolescents de l’histoire, Adel et Nozha, la fille du narrateur, sont les deux personnages les plus équilibrés du roman, et si crise il y a, il faut la chercher chez les adultes qui les entourent : le narrateur, père à mi-temps parce que divorcé, vit l’histoire de Adel comme une mise en abyme de celle de sa fille qui, à son tour, se prépare à partir. Il y a ensuite si Mahmoud, le père du jeune garçon, à la vie si bien réglée et si tranquillement commune mais que la fugue de ce dernier et ses nouvelles manies de pureté (ne plus manger que du cru) vont retourner comme une chaussette. Et finalement si Tijani, le professeur d’histoire, révolté contre les programmes officiels et vivant en cachette une homosexualité non assumée. Oui, l’âge problématique dans le roman est l’âge adulte, celui des impuissances étalées au grand jour, des dégoûts accumulés et d’une leçon jamais apprise.
 

  Ce n’est donc pas un roman sur l’adolescence, mais un roman sur l’âge. L’âge des personnages. Les protagonistes se tiennent sur leurs âges respectifs comme sur des ilots séparés par une distance qui pour n’être pas immense n’en est pas moins infranchissable. Et chacun de son côté tente de mener une quête par le chemin qui lui semble le plus naturel et s’étonne profondément de voir les autres suivre une toute autre route. Séparés par l’abime de l’âge, éloignés des deux adolescents par une distance terrible, celle de ce qui ne peut plus être, ne peut plus se combler, les adultes entrent en crise.
Le père, d’abord, qui sort de sa léthargie et, par moments de lucidité, fait le point sur son existence, en mesure toute l’étroitesse mais aussi le caractère rassurant. Contre toute attente, ce père finit par comprendre le besoin de son fils et fait tout son possible pour protéger la pureté de sa quête contre la récupération du banal.
De son côté, le professeur d’histoire, passionné nostalgique de l’homme de Neandertal,vit dans une espèce de marginalité nourrie tout à la fois de ressentiment et d’autosatisfaction. Impossible donc pour lui d’échapper à ses propres contradictions, enfoncé qu’il est dans un conformisme d’autant plus douloureux qu’il est refoulé.
Et le narrateur enfin, lancé dans une entreprise d’écriture qui se révèle une gageure non par la difficulté d’écrire (bien au contraire, l’histoire de Adel le réconcilie avec les mots qui le fuyaient) mais par la déception inévitable du résultat : « Ce garçon dont vous parlez n’est pas moi, je n’aurais pas fait pareil, je n’ai pas dit tout ça. ». Cette évaluation sans complaisance de la part de Adel ne fait que souligner l’inutilité de la performance. Réduit à traduire en mots de longues séances de mutisme partagé, le narrateur écrit-il l’histoire de Adel ou en donne-t-il une version très personnelle? Et même lorsque le jeune homme sort de son silence, raconte-t-il son histoire ou l’histoire qu’il s’est racontée à lui-même ? Ecrire l’autre, c’est fatalement le déformer, c’est en faire un portrait défectueux qui est la somme de ce que nous croyons avoir compris et qui n’est peut-être que la somme de toutes nos incompréhensions. Voilà pourquoi le livre pèse tant à son auteur.
   
      Le roman de Azza Filali peut ainsi se présenter comme une quête désespérée de l’autre par delà les distances de l’âge, par delà les incompréhensions et les préjugés, en défi à l’irréductible et l’inconnaissable chez l’autre pour tenter d’atteindre à une espèce de sérénité ou ce que Azza Filali appelle la pureté. Mais peut-être est-ce l’histoire que je me suis racontée à partir du roman ?

                                                                                Mondher Jabberi