Ali Bécheur : Amours errantes (Nouvelles Urbaines), Editions Déméter, Tunis, 2009. 153 pages. ISBN 978 9973 706 22 5 
 
   Le voyage nourrit l’écriture. L’écriture, elle aussi, est un voyage qui traverse les paysages de l’âme et les interstices du langage.
 
   C’est autour de ce jeu symétrique entre la géographie des choses et celle des mots que prend forme le recueil des Nouvelles de Ali Bécheur Amours errantes. Décidément, avec l’auteur de Miel et d’aloès, à chaque nouveau titre, un autre modèle d’écriture proposé, nettement en contraste, voire en décalage avec le précédent. Inutile donc de chercher une unité à l’œuvre, constituée maintenant de neuf titres, car l’écrivain s’applique avec une persévérance soutenue à cultiver les écarts, à changer de ton et à brouiller les repères favorisant le rapprochement entre ses œuvres. Cette propension à l’art protéiforme n’est pas sans rapport avec une vision qui se méfie du stable, de l’immuable ou du figé. Ecrire, pour Ali Bécheur, suit la voie du vagabondage et de l’errance dans des contrées nouvelles, ponctuées d’imprévus et de rencontres inopinées. Certes, il arrive que l’auteur revisite des pans de son enfance ou de sa jeunesse, mais cela répond à une stratégie récurrente : déjouer le label de roman impersonnel et vice versa. Cela signifie que le moi chez l’auteur se dérobe, s’absente, puis émerge pour s’adonner allègrement à une véritable comédie de cache cache avec le lecteur. La preuve que ce moi n’est pas foncièrement haïssable, ni franchement cajolé ou chanté. 

   Aussi est-ce pour cette raison que le récent recueil Amours errantes s’inscrit dans une dynamique héraclitienne : toujours se mouvoir et se laisser entraîner par la loi de la transhumance. Voyager, changer de cadre, de statut, de compagnons. Tour à tour, on s’installe face au port, on se rend à Istanbul, on franchit le seuil d’une librairie, puis finalement on s’engage dans une randonnée au centre d’une ville mi-réelle, mi-onirique. A chaque étape, le passage d’une Nouvelle à une autre impose qu’on se remue, qu’on renouvelle l’expérience amoureuse et qu’on se colle à de nouvelles silhouettes féminines, comme si la meilleure connaissance d’un lieu passait immanquablement par une irrésistible étreinte passionnée. Parce que là, la femme cristallise à la fois l’âme du lieu, son aura et aussi la nymphe furieuse et menaçante qui le hante. D’où ce sentiment ambivalent qui habite la conscience du narrateur des quatre nouvelles : douceur et violence, élan amoureux et méfiance, ivresse et furie, poésie et banalité, bref, un parfait duel manichéen entre l’ange et le diable : « le mensonge est plus beau que la vérité et que, pour le moins, on l’invente, lui, qu’on le bricole jour après jour de pièces et de morceaux, avec des bouts de rêves, des fantasmes, des désirs, des masques, des paravents et des fausses pistes, des trompe-l’œil et des chemins de traverse, alors qu’elle, la vérité, de plus en plus sanglante qu’elle devenait, larguant des bombes en chapelets, tirant des missiles en rafales. C’est une tuerie, la vérité. C’est ta vérité contre ma vérité, ton sang contre mon sang, le Bon Dieu et le Diable s’affrontant sans fin ni trêve » (p82). 

   Les quatre nouvelles qui composent le recueil renvoient obliquement aux quatre saisons de l’année, car on passe d’un état d’hibernation guindée à une éclosion exubérante ; de l’enfermement sur soi à une ouverture généreuse, passionnante, jusqu’à l’aliénation, sur l’autre ; ou encore d’une posture attendrissante à des gestes effrénés d’emportement. Grâce à cette météorologie d’amours errantes, l’écriture voit sa matière se focaliser autour d’une sorte d’anatomie du sentiment amoureux. Qu’est-ce qu’aimer ? Comment s’attacher à l’autre avec une telle ardeur qui n’a d’égale que la froideur qui accompagne le détachement qui s’en suit ? Mais ces filles croisées, ont beau être aimées, désirées ou possédées, elles ne demeurent pas moins fuyantes, évasives, créatures des chimères et silhouettes volatiles, si bien qu’elles se muent en matière de rêve, ou plus précisément en matière d’écriture et de création. Le discours amoureux n’est ici qu’un discours sur l’amour des mots et du langage.  

   Dans les quatre nouvelles, le rapport avec l’autre n’est guère simple. Il est exclusivement nourri d’émotion, de forces viscérales, de tripes, de désordre des sens et d’élans instinctifs. Aussi est-ce pour cette raison que le narrateur ne vit ces situations que pour mieux chercher à les transmuter en matière onirique, à les transfigurer en matière d’un beau rêve, si bien que la relation amoureuse ne semble avoir ici pour trajectoire que de creuser une fissure profonde et troublante entre le réel et le rêve : « Il est vrai que moi qui mieux aime les fragiles édifices de rêve aux sinistres échafaudages de réel ».(p76). Ce réel est constitué de l’espace de la cité. Cependant, si l’on suppose que la ville incarne la modernité et que l’animation de la rue et la foule grouillante doivent favoriser un commerce fécond entre les êtres, l’individu, lui, se surprend cantonné dans un triste état d’isolement, d’exil ou de solitude. Dans le bar du port, « avec son destin pour tout commensal, chacun est seul à sa table » (p9) 

   Le cheminement de la narration, d’une Nouvelle à une autre, ne vise nullement à créer une quelconque unité entre les quatre récits du recueil, mais indique que le projet de l’auteur s’articule autour de deux objectifs au moins. D’abord, l’écriture, comme nous l’avons souligné plus haut, s’apparente à une aventure, voire à une odyssée qui fait penser non seulement à Homère, mais aussi à Ali Douagi et son fameux texte Randonnée autour des tavernes de la Méditerranée, car on trouve sous la plume d’Ali Bécheur les mêmes ingrédients hédonistes, le même engouement pour l’immersion dans les douceurs de l’ivresse et les plaisirs de la chair. Ensuite, ces variations autour du thème de l’amour conduisent le personnage narrateur à s’interroger sur son être, à explorer les méandres de son moi, à nommer les frémissements qui traversent sa conscience et surtout à dire à quoi sert la littérature aujourd’hui, par ce temps de crise : « Pour nommer le visible et l’invisible. Jour après jour, elle me fait un inestimable cadeau. L’humanité. Celle qui, en un seul mot, comprend tous les êtres humains de cette foutue planète. Sans exception » (p152-153)

                                     Kamel Ben Ouanès