Anouar Attia : La blessure, Editions Sahar, Tunis, 2021, 224 pages

 

Au crépuscule de sa vie, le vieux Nourdine a éprouvé le besoin de se confesser, de dire l’incommensurable désenchantement qui l’habite et de verbaliser la blessure qui le ronge. Se confesser ? Oui, selon le rite chrétien, parce que là, il aura au moins quelqu’un en face de lui qui lui offrirait généreusement sa disponibilité à l’écoute, une présence qui afficherait un intérêt pour sa parole. Alors peu importe que le récepteur soit chrétien et prêtre par surcroît. L’essentiel est de gagner la confiance d’un interlocuteur, quelqu’un qui accueille attentivement son discours, donne sens à ses mots et veille à ce que son propos ne se mue pas en fol délire. Parole sans témoin est un insoutenable delirium.

 

 

Mais, comment contenir le récit de toute une vie en une seule séance du confessionnal ? Il serait alors plus judicieux de faire une confession par écrit et l’envoyer au père Angelo. « Bonne idée, mon frère (il ne lui dit pas mon fils, selon le code consacré par le clergé). Tu auras tout loisir de la décrire dans les détails, je la comprendrais peut-être mieux que si tu me la racontais en improvisation orale ». Dans ce cas, le roman ne serait qu’une longue lettre adressée par Nourdine à son ami chrétien. Pourtant, ce texte ne correspond ni au genre épistolaire, ni à un engagement pour faire pénitence encore moins pour solliciter l’absolution. Cet écrit sera pour le narrateur une laborieuse introspection de sa conscience, une immersion dans les méandres d’un moi qui revisite les épisodes de sa vie, depuis son jeune âge jusqu’à la vieillesse, une vie ponctuée de chocs, de déceptions, de désillusions qui déclinent en une immense blessure.

Nourdine a été d’abord ébranlé, traumatisé par le suicide de Maha, la jeune fille qu’il a aimée et qui a été violée par son cousin et son prétendant. Cet état tragique est en résonance avec des circonstances semblables : Bint-el-Mhamid Îcha a été violée par un Français. Ce qui a entrainé le suicide de son fiancé El-Gawwel : « L’histoire d’El-Gawwel. Et mon histoire à moi. Deux histoires en une. La même histoire. Celle d’une blessure, la même. Lui, mon alter ego. Ou moi son alter ego ? Et L’histoire continue. Comme la vie. Jusqu’à ce que finisse la Fabula ». Les deux drames se déroulent à plusieurs décennies d’écart, l’un à Sousse, à la fin des années cinquante. L’autre, à Ghomrassan, au sud tunisien pendant l’entre-deux-guerres. Mais quel lien entre les deux viols et les deux suicides ? Qu’est-ce qui justifie leur présence dans le même récit ? Le secret de cette articulation narrative est livré dans les derniers chapitres du récit : la fille de Îcha, fruit du viol, sera la mère du personnage-narrateur, Nourdine ! Et la boucle est bouclée, comme si les événements étaient marqués par le stigmate d’un enchaînement d’une fatalité impénétrable. Tel un jeu de miroir, la confession de Nourdine ne serait alors que la réplique d’une autre confession d’une voix d’outre-monde qui reconstitue le passé et éclaire le présent. Car, en bousculant l’ordre de la narration, El-Gawwel prend la place de Nourdine et raconte à son tour l’histoire de sa blessure. Là encore, la voix ne s’enferme pas dans un monologue solitaire, mais s’invente toujours un supposé témoin qui recueille et transmet la parole.

Ecriture du moi et écriture de la mémoire, La Blessure reconstitue deux moments importants dans la vie de deux êtres, mais aussi dans l’Histoire de la Tunisie du XXème siècle. En effet, Nourdine évoque son enfance à Sousse, ses études à Tunis puis en France, sa carrière d’universitaire, ses voyages, ses lectures, son mariage raté, son séjour à l’hôpital Razzi, ses ressentiments vis-à-vis du violeur de Maha qu’il a retrouvé plusieurs années à Tunis où il s’est installé comme chirurgien-esthétique. El-Gawwel évoque sa bravoure, chante l’héroïsme des figures de proue de sa tribu, loue la beauté de la femme arabe et exalte sa passion pour sa dulcinée Icha. Si bien qu’il finit par reconstituer la vie dans une localité du sud tunisien à l’époque coloniale Dans les deux cas, l’autoportraitiste fouille les strates du moi, mais c’est toujours en rapport avec l’emprise du contexte historique et la réalité ethnographique de la Tunisie couvrant une période de soixante-dix ans. D’où cette mosaïque de figures et de silhouettes qui défilent devant nous moins pour animer le triste spectacle d’une Histoire souvent cruelle et violente que pour dessiner les contours de la conscience intime de l’homme tunisien habité par l’étrange sentiment d’un exil intérieur. Et pour preuve, Nourdine, le personnage-narrateur, est habité par le besoin d’interroger l’homme. Il veut être le citoyen qu’il croit assumer et l’écrivain qui aspire rencontrer l’attention de son lectorat. A ces trois niveaux, la réponse est chargée d’une nette dose de désenchantement. Derrière l’homme affecté par un destin blessé, lézardé, il y a le citoyen désappointé par l’Histoire de la Tunisie : « Le spectacle délétère de la vie politique du pays me mettait la rage au cœur mais…mais je sentais parfois, en cynisme qui ne laissait pas de me faire honte, qu’après tout cette rage-là m’était d’une aide appréciable en tant que dérivatif, que diversion, à ma tourmente chronique conséquente à la blessure ».

Puis émerge la figure de l’écrivain : « Un texte n’existe en existence (…) que lorsque le pôle de réception est là (…), sinon il ne reste de ton texte que ce qui est resté, dans Alice in Wonderland, du chat de Cheshire : son sourire alors que lui-même a disparu, oui, sans lecteurs, ton texte se perd dans désert aride des Arts de l’Ecrit. Ici ».

Dans ce sens, la blessure devient la métaphore de l’homme tunisien, pris dans les dédales d’une Histoire mouvementée, balloté en même temps par les drames personnels et par les convulsions du destin collectif. Mais comment exprimer ou traduire tout cela ? C’est autour de cette question que s’articule, en réalité, l’enjeu du roman d’Anouar Attia. En effet, démêler et décrypter l’écheveau de l’Histoire du pays et composer le portrait du personnage-narrateur le conduit à déployer un vaste savoir encyclopédique : notes ethnographiques, philosophie, linguistique, poésie française, arabe et même populaire, littérature anglaise, théologie et clins d’œil sarcastique aux polichinelles de la scène politique dans notre pays.

Face au tragique de notre époque, La blessure est un excellent roman mené par un esprit libre, désinvolte et railleur.

Kamel Ben Ouanès