Ali Bécheur vient de publier un recueil de Nouvelles, Amours Errantes. Kamel Ben Ouanès l’a rencontré et réalisé avec lui cet entretien.
  « Tous les voyages sont des voyages intérieurs »

 

- A la faveur de la publication d’un nouveau texte, à l’instar de l’Attente ou Amours Errantes, on a l’impression qu’il y a chez vous un constant désir de rompre avec le style, l’approche ou l’univers du texte précédent, comme s’il y avait plusieurs auteurs en vous, ou comme si l’écriture était assimilée à un travail de fouilles et par conséquent la recherche d’un moi qui est toujours en fuite et dissimulé sous des couches plus profondes.

- C’est vrai. Mais ce n’est par une volonté délibérée de changement, c’est plutôt par besoin. Car je n’ai pas envie de refaire chaque fois la même chose. Je ne vous cache pas qu’en ce moment, je suis en train d’écrire un roman, si bien que je passe non seulement d’un genre à un autre, de la nouvelle au roman, mais aussi je passe à un univers tout à fait différent de ce que j’ai écrit jusqu’ici. En réalité, devant chaque nouveau projet d’écriture, je me fixe des objectifs, je me lance des défis. Et j’essaie de voir ce que je peux faire dans ce nouveau registre adopté.

- Habituellement, un écrivain est obsédé par quelque chose que l’écriture vise toujours à explorer, à décrypter ou à découvrir. Ce noyau central, comme l’appelle Maurice Blanchot, que l’écriture cherche à identifier ou cerner, ne constitue-t-il pas chez vous cet objet obscur autour duquel se déploie l’œuvre au gré des modalités changeantes de style, d’approche ou d’univers ? Autrement dit, comment un éventuel chercheur, amené à étudier l’œuvre d’Ali Bécheur, peut-il procéder pour cerner une quelconque unité de l’œuvre ?

  - Il y a effectivement un noyau. Il y a des obsessions ou des thèmes récurrents. Mais ces obsessions, par définition je les ignore, je ne les connais pas, puisqu’elles ressortent de l’écriture, presque à mon insu. Marguerite Duras disait : « écrire, c’est aller à l’insu de soi ». C’est découvrir ce qu’on ne sait pas. Dans ce cas, l’écriture peut jouer le rôle de révélateur de la personne. Donc, et pour répondre à votre question, il y a certainement un noyau autour duquel l’écriture gravite. Même si on change de registre, d’un projet à un autre, le noyau est toujours le même. Cependant, comme je viens de le dire, j’aurai de la peine à définir la nature de ce noyau, car par essence, je ne le connais pas. Le décrypter, le cerner, c’est le rôle d’une autre personne, en l’occurrence le lecteur ou le chercheur.

- Est-ce qu’il vous arrive de relire vos textes ?

- Rarement ! Je n’aime pas me relire. Je travaille sur le texte tant qu’il n’est pas imprimé. Je ne le lâche pas tant que je n’ai pas le sentiment d’avoir été au bout de ce que je pouvais faire à ce moment là. Mais, une fois le texte est publié, je ne le relis plus, parce que je suis déjà passé à autre chose. D’ailleurs, je suis persuadé, par hypothèse absurde, que si j’avais à réécrire un de mes textes, je ne l’aurais pas élaboré de la même manière. Dans la carrière d’un écrivain, un texte est toujours la marque ou le témoignage d’une étape. Une fois celle-ci est franchie, il faut penser à la suivante. C’est pourquoi j’ai toujours assimilé le parcours d’un écrivain à celui d’un cycliste. Chaque titre correspond à une étape dans le tour programmé. L’essentiel est qu’on donne le meilleur de soi-même au moment de la course. Dans ce sens, l’écriture est un témoignage, un miroir de cette étape. Elle reflète un état, mais un état circonstanciel, ponctuel et localisé dans « ici et maintenant ». Puis vient une autre étape, car on sera confronté à un autre relief, à d’autres défis, à d’autres contingences. C’est pourquoi, je change de registre, parce que tout change en moi et autour de moi. L’être en devenir donne lieu à une œuvre en devenir. Donc le changement de registre n’est pas gratuit. La preuve que chaque texte implique sa forme. On ne peut pas écrire une Nouvelle, comme on écrit un roman. Et chaque roman suppose une forme propre à lui. Dans ce sens, je ne pouvais écrire L’Attente de la même manière que Le Paradis des Femmes, pas seulement parce que ce n’est pas le même thème, mais parce que ça ne met pas en jeu les mêmes sentiments. Le Paradis des Femmes est un texte nostalgique, un texte élégiaque, alors que L’Attente est un texte branché sur l’actualité, un texte de colère et d’indignation.

- Quand vous vous dites que chaque texte impose sa propre forme parce qu’il est déterminé par une conjoncture spécifique, cela présuppose que vous passez vous-même par une telle conjoncture, par plusieurs états. Est-ce que ces états relèvent de l’itinéraire personnel, intime de l’auteur Ali Bécheur ? Dans ce cas peut-on parler d’écriture autobiographique ou au contraire d’une écriture qui répond à des considérations rhétoriques ou formelles ?

- Le côté existentiel ou autobiographique est une composante fondamentale, parce qu’elle est incontournable. On n’écrit pas seulement avec la rhétorique. Celle-ci est certes à la base de toute création, mais elle est insuffisante. Écrire correctement, joliment n’est pas écrire. Donc le problème de l’écrivain c’est de passer de la rhétorique à l’esthétique. Et cette esthétique est personnelle. Il n’y a d’esthétique que personnelle, car il n’y a pas d’esthétique générale. Mais l’esthétique est le produit d’une conjonction de deux facteurs. D’un côté, il y a la sensibilité, le senti, le sensoriel. De l’autre, il y a le savoir, la connaissance, la maîtrise de la langue, c’est-à-dire tout ce qui permet d’exprimer les sentiments, les sensations. De la conjonction de ces deux facteurs (le savoir et la sensation, ou la raison et le sentiment) naît l’esthétique qui est forcément différente d’un auteur à autre, car si la connaissance de la langue peut être égale ou uniforme chez les auteurs d’une même culture, leur sensibilité est particulière et spécifique à chacun d’eux. C’est donc la sensibilité qui fonde l’esthétique. L’écriture apparaît comme le lieu de réconciliation de deux pulsions fondamentales de l’homme, celle de la nature et celle de la culture.

- Nous constatons qu’autant vos premiers textes étaient proches du roman traditionnel, autant les derniers textes, notamment depuis Le Paradis des Femmes, se focalisent autour d’une nette préoccupation rhétorique et poétique, si bien que le lexique devient très recherché, riche, précis.

- Je pense que chez n’importe quel écrivain, le rapport à l’écriture n’est jamais figé, puisque la narration nait de la combinaison de trois éléments : a) le raconté, l’histoire ou la diégèse, b) la situation historique ou le décor socioculturel, c) les réflexions de l’auteur ou le métalangage. Ces trois éléments sont dosés suivant d’importances variables, au gré des époques, des auteurs ou de la nature de l’œuvre. Chez A. Dumas, l’élément raconté est fondamental. Pour Balzac, la description devient une composante centrale. Puis, à l’orée du vingtième siècle, la littérature a évolué vers une revalorisation du métadiscours qui a pris le dessus sur les deux autres éléments, au point que le roman a épousé une forme hybride, une sorte de roman-essai, comme en témoigne l’œuvre de Proust. Quelles sont les raisons ou les motivations de ce changement ? Tout simplement parce que la littérature n’est pas isolée des autres arts, comme la peinture, la sculpture ou le cinéma. Meilleur exemple à cela : en 1829, on a découvert la photographie et cela a bouleversé non seulement les arts plastiques, mais aussi la littérature, car on s’est rendu compte que la description d’un auteur, si minutieuse soit-elle, ne peut jamais atteindre la précision et l’exactitude d’une photographie. D’où l’apparition de l’impressionnisme qui ne vise pas à reproduire la nature comme l’aurait fait un appareil photo, mais à traduire l’impression que la nature suscite en moi. Désormais, peindre ne vise plus à reproduire la réalité, mais à capter et à enregistrer les sensations, les impressions ou les réflexions qu’on a sur les choses. Aujourd’hui, raconter ou décrire est moins important que réfléchir à ce mode d’expression qu’est la littérature. Dans ce sens, chaque écrivain d’aujourd’hui se pose la question : qu’est-ce que la littérature ? Et chacun essaie d’en donner une réponse qui lui est propre.

- Alors pour vous qu’est-ce que la littérature ?

- Je vais vous donner une réponse un peu prétentieuse, mais je vais la risquer : c’est de faire de la forme un fond. C’est que le lecteur d’aujourd’hui ne s’intéresse pas à l’histoire. Ce qui le tient en haleine, c’est l’expression, c’est la forme. On dira ce qu’on voudra : la littérature est essentiellement formelle. Je ne fais pas ici allusion à une forme belle, car le « beau » est une notion trop fuyante et trop vague. Si la forme est en adéquation avec le fond, alors le livre est réussi. 

- Dans ce cas, quelle place reste-t-il au contexte historique dans lequel l’auteur puise ma matière et le matériau de son projet ?

- A mon avis, le contexte historique sert de révélateur. Nous sommes tous en réalité, et malgré nous, objet de l’Histoire ; je dirais même victimes de l’Histoire. Nous n’avons aucun moyen d’infléchir l’ordre de l’Histoire. Ou plus encore, nous sommes la pâte que façonne l’Histoire. Et le roman a pour objet de rendre compte de l’ordre ou du désordre qu’imprime l’Histoire dans la vie des gens.

- Après Le Paradis des Femmes, un texte à connotation nostalgique, il y a L’Attente, un livre de colère, d’irritation, de profond malaise face à la condition historique de l’homme arabe. Puis vient ce recueil de Nouvelles Amours Errantes, un texte marqué par un jeu d’intermittences : déperdition et délivrance, paradis et enfer, inquiétude et euphorie. Peut-on dire que l’écriture d’Ali Bécheur se déploie comme des variations autour d’un thème, quasiment le même : l’autopsie d’une crise existentielle ?


- Moi, les gens heureux ne m’intéressent pas. Tant mieux pour eux. Mais moi, en tant qu’écrivain, je considère que les gens heureux n’ont pas d’histoire. Ce qui m’intéresse, ce sont les gens inquiets qui souffrent et ne sont pas heureux. Des gens qui se remettent en question, des gens qui sont en colère, affectés d’émotion ou même de commotion. Autrement dit, la tendance à standardiser l’humanité et à mettre tout le monde sur le même plan me semble quelque chose d’artificiel et peu crédible. Certes, nous avons tous les mêmes droits et les mêmes obligations, mais nous sommes tous différents. Là, je réagis fermement contre cette espèce de tsunami qui est en train de nous cataloguer et de nous uniformiser, sous l’effet des exigences et des lois de la mondialisation. Bien sûr, chacun s’y oppose comme il peut, avec les moyens qu’il a, avec une réelle conscience critique. Bien sûr, il n’y a pas de conscience sans conscience critique, qui est notre colonne vertébrale. C’est ce qui nous fait tenir debout. Et c’est ce que j’ai envie d’exprimer à travers mes personnages. En fait qu’est-ce que je fais en tant qu’écrivain ? J’essaie d’explorer l’existence à travers des personnages imaginaires. La réalité, chacun la voit suivant sa situation, agréable ou désagréable. Donc, notre perception du monde demeure relative, subjective, personnelle. Mieux encore, pour moi, je ne me contente pas de la regarder, mais je chercher à aller au-delà, et surtout à déchirer le rideau qui nous sépare de l’autre réalité, qui est le monde imaginaire. Car pour moi, la réalité imaginaire est aussi importante, aussi tangible que la réalité réelle. Pour expliquer cela, j’ai coutume de donner cet exemple : si un gosse croit au père Noël, et que vous lui disiez que le père Noël n’existe pas, il se met à pleurer, parce que vous avez détruit une réalité essentielle pour lui, bien qu’elle soit pure fiction. La destruction de l’imaginaire est plus douloureuse que celle de la réalité. Donc nous vivons tous dans deux réalités, la réelle et l’imaginaire. Et la littérature, la peinture, la sculpture ou le cinéma ressortent de l’imaginaire. Freud disait que l’écriture, c’est le procédé par lequel le rêve devient réalité. Au commencement de l’art, il y a eu un rêve. Ou mieux encore, au commencement de toute création, même scientifique, il y a un rêve. Toutes les inventions partent d’une utopie.

- Comment s’est articulée la relation entre ce processus imaginaire ou onirique et l’écriture du recueil Amours errantes ?


- Ce recueil est avant tout un essai d’exploration de l’existence à travers une matière imaginaire. Dans la Nouvelle « La fille du port », à partir d’un canevas simple (une fille dans un bar), on explore l’imaginaire archétypique de l’espace portuaire. De même, dans « La fille d’Istanbul », c’est toute une ville qui devient le champ d’un décryptage amoureux.

- Mais ce que vous racontez est tout à fait vraisemblable, plausible et même quasiment réaliste, voire hyperréaliste. 

- Oui, c’est « le mentir vrai », selon l’expression d’Aragon. L’imaginaire n’est pas le contraire de la réalité. L’imaginaire est un produit du réel, au même titre que la réalité. Vous savez ce qu’on dit à propos de l’écriture : il faut écrire les histoires vraies, comme si elles étaient imaginaires, et écrire les histoires imaginaires, comme si elles étaient vraies.

- Dans ce cas, la fable ou l’histoire est secondaire par rapport au travail sur le langage et les modalités de narration.

- Exactement ! Le travail sur le langage est fondamental par rapport au côté factuel, car le récit n’est qu’un prétexte pour développer une réflexion sur le langage et sur l’esthétique.

- Peut-on dire alors que l’amour dont il s’agit ici n’est autre que l’amour de la langue ? Autrement dit, faut-il comprendre par là que le corps de la femme joue le rôle d’une allégorie ou d’une métaphore de la création littéraire ?

- Je dois dire que j’ai un rapport charnel avec la langue. Pour moi, la langue n’est pas sacrée. Elle n’est pas pour moi l’objet d’un culte, d’une dévotion. Je vis l’écriture comme un corps à corps, tout à la fois violent et voluptueux, avec la langue. Donc amour de la femme et amour de la littérature c’est la même chose, car la passion qu’on peut avoir pour l’une ou pour l’autre relève de la même nature. Et comme toute passion, il s’agit d’une relation régie par un mélange de violence et de douceur, de tendresse et de brutalité. Peut-être est-ce pour cette raison que je persiste à écrire avec un stylo sur du papier, en me gardant de céder à la tentation de recourir aux services d’un ordinateur. Pourquoi ? Parce que j’ai besoin de ce rapport physique, violent, charnel. Et de la main qui s’appuie sur le papier, jaillissent la rature et la blessure qu’imprime la pointe du stylo sur la feuille. Cependant, il ne faut pas croire que cet exercice soit toujours vécu comme une corvée ou une épreuve pénible. Il arrive souvent que cet exercice soit générateur d’un plaisir immense qui me récompense de tous les efforts fournis et déployés. Par exemple : avoir la sensation que le stylo se déploie tout seul ou encore, une voix intérieure qui me souffle que ce mot écrit n’est pas bon ou que cette phrase ne va pas. Et le lendemain, voilà que le bon mot surgit de je-ne-sais où et s’insère tout seul dans la phrase, comme s’il y avait dans ce processus de la création un mécanisme autonome dont ne je ne suis que l’instrument et le témoin.

- Il nous semble qu’il y a une complémentarité entre L’Attente et Amours Errantes. Les deux textes s’articulent autour du principe du cheminement, du voyage ou de l’errance. Cependant, le ton est différent dans les deux textes. Autant L’Attente est propice à la colère dans un contexte international particulièrement tendu, autant Amours Errantes favorisent un ton tempéré et une poésie de l’errance. L’Attente suit une trajectoire douloureusement fébrile, alors que Amours Errantes cultivent une odyssée hédoniste et s’inscrivent dans une filiation avec le thème littéraire du voyage en Méditerranée, qu’on trouve non seulement dans L’Odyssée d’Homère, mais aussi dans Randonnée à travers les Tavernes de la Méditerranée de l’écrivain tunisien des années trente Ali Douagi.
 

- Les deux textes que vous évoquez relèvent de l’écriture de l’émotion. Cependant, cette émotion change de nature d’un texte à un autre. Effectivement dans L’Attente, c’est la colère qui prédomine, alors que dans Amours, il n’y a pas de colère, ou du moins il s’agit d’une colère d’un autre ordre. Je parlerais plutôt de désenchantement, de désabusement. Autrement dit, par rapport à la colère exprimée dans L’Attente, Amours Errantes cherchent à nous dire que nos colères et nos indignations ne changent rien au monde et n’ont aucune prise sur le cours des choses, car le monde continue à aller comme il va. Donc, ce que le texte exprime le mieux, c’est effectivement cet état de nomadisme, comme allégorie de notre condition. Les quatre Nouvelles qui composent le recueil sont des facettes différentes de notre condition. Chaque histoire éclaire une facette de notre vie, d’autant plus que dans une vie, il y a plusieurs vies. Je pense que c’est une grave erreur que de croire que l’homme est monolithique. Parce qu’il n’y a pas de vérité absolue. Il n’y a que des vérités relatives. Donc, le travail de l’écrivain vise à dévoiler les facettes de l’être humain afin de montrer cette relativité. La vérité ou l’identité de l’être humain est constituée d’une juxtaposition de plusieurs vérités ou de plusieurs appartenances ou filiations. Donnons un exemple : lorsque vous avez quinze ans, vous croyez à certaines choses. Aujourd’hui, vous avez changé. Votre personnalité s’est enrichie. Il y a de nouvelles expériences que vous avez vécues, de nouvelles connaissances que vous avez acquises. Vous êtes la résultante de toutes ces composantes. Donc vous n’êtes pas resté l’adolescent ou le jeune homme que vous étiez à vingt ans. Cela signifie que la notion d’identité n’est pas une notion figée ou statique, mais plutôt une notion dynamique.  

- Amours Errantes suivent un parcours qui part d’une trajectoire exponentielle (l’étranger, le monde extérieur) avant de se diriger vers l’intérieur de la conscience, vers l’intimité de l’être. Il fallait donc un grand détour par arriver à cette rencontre avec « soi-même » et atterrir devant l’image de la main de l’écrivain posée sur la feuille blanche.

- Tout à fait. Tous les voyages sont des voyages intérieurs. On a beau partir très loin, on ne voyage qu’en soi-même. Dans ce sens, l’écriture est un voyage à travers soi-même, au gré d’un parcours qui revisite les différentes vérités qui nous constituent. Et là, ce qui me semble fondamental, c’est la sincérité de ce voyage, car gare à celui qui cherche à se donner le beau rôle ! L’écriture a pour mission de dévoiler toutes les vérités, les bonnes et les mauvaises, celles qui plaisent et celles qui dérangent. On n’est pas là pour obligatoirement plaire. Je reprends ici ce que disait Jean Eustache dans son film La Maman et la Putain : « Il faut plaire à beaucoup, pour plaire vraiment à quelques uns ». Et je reprendrais volontiers cette formule à mon compte, même si cela semblerait assez prétentieux : moi je préfère plaire à quelques uns plutôt qu’à beaucoup. D’ailleurs, il y a des gens à qui je n’ai pas envie de plaire et à qui je ne plais pas.

- Selon vous, la littérature joue-t-elle le rôle d’un anti-discours officiel ?

- Parfaitement. Le discours officiel appartient à la doxa, alors que la littérature relève du paradoxal ; parce que la littérature ne peut être que subjective, c’est-à-dire qu’elle s’articule autour du point de vue du sujet face à un moi collectif. L’écrivain observe la réalité à travers le prisme de sa conscience. Or cette conscience est foncièrement critique, puisqu’elle n’est pas un miroir qui reflète le monde, elle est plutôt un filtre, un prisme qui agit sur cette réalité. Donnons un exemple : aujourd’hui, un tel se marie. Théoriquement, c’est le plus beau jour de sa vie. Le même jour, un tel autre enterre un être qui lui est cher. C’est le jour le plus triste de sa vie. Pourtant, il s’agit de la même réalité, c’est la même ville, c’est le même jour, c’est le même soleil, les mêmes gens, les mêmes bruits. Vous voyez combien la réalité est complexe, riche, multiple, contradictoire, pleine de plis et de replis… Aussi est-ce pour cette raison que la fonction de l’écriture n’est pas de la refléter telle qu’elle est, mais plutôt de la filtrer, de la reconstruire, de la transfigurer, à travers le prisme de la conscience. Donc toute littérature, digne de ce nom, ne peut être que paradoxale, dans la mesure où sa fonction n’est pas de conforter, mais elle est faite pour déranger et surtout pour conduire le lecteur à se poser des questions. Il ne s’agit pas donc de présenter la réalité sous forme d’un tableau clair et rassurant où toutes les réponses sont offertes. Bien au contraire, un écrivain s’applique à aiguiser les consciences, à remuer l’esprit critique et à agiter les idées. Et c’est au lecteur de se déterminer suivant ce qu’il est, ce qu’il pense ou ce qu’il veut. Cela relève de sa liberté. Et c’est ce que j’aime le plus dans la littérature qui ne concède aucune autorité hégémonique à l’écrivain et offre au lecteur la liberté absolue de donner au texte la signification qui lui semble la plus appropriée. C’est pourquoi chaque lecture est différente des autres. Toute lecture est subjective, comme je l’ai soulignée plus haut. Et c’est là où réside, à mon sens, la grande leçon de la littérature. Celle-ci nous dit que nous sommes tous égaux, mais en même temps nous sommes tous différents. Socialement, civiquement nous devons aspirer à une légitime égalité ; mais biologiquement, nos ADN soulignent nos différences, la spécificité de chacun. La littérature a pour fonction de rendre compte de cette différence. Par rapport au discours officiel, elle est paradoxale, parce que par essence, elle va à l’encontre de l’embrigadement, de l’endoctrinement ou de l’uniformisation. La littérature est contre la formule « c’est tout le monde pareil », contre la morale du troupeau. La littérature, c’est chacun sa vérité. Et quand on adhère à ce principe, on respecte l’autre, quelles que soient ses convictions, parce qu’on respecte la vérité de chacun. Dans ce sens, la littérature est une école de tolérance : « Tu as ta vérité, j’ai la mienne ».  

                                                     Entretien recueilli par Kamel Ben Ouanès